Coup de froid entre Rabat et Ryad

JUSQU'OÙ IRA BEN SALMANE ?

À l’instigation du prince héritier, Mohammed Ben Salmane, l’Arabie Saoudite multiplie les actes de reniement de ses engagements à l’endroit du Maroc.

Pas la peine d’en référer au ministère des Affaires étrangères  et de la Coopération internationale pour ce qui  s’agit des relations avec l’Arabie saoudite: personne ne  crachera le morceau. Ou presque. «Je confirme que l’ambassadeur  a été rappelé, mais je ne peux pas vous en  dire plus,» répond à peine, après foule de relances, de supplications  presque, un responsable dudit département. «Désolé.» L’ambassadeur?  Bien évidemment celui du Maroc en Arabie saoudite, Mustapha  Mansouri. Dans la journée du 7 février 2019, une partie du  landerneau politico-médiatique non seulement marocain, mais aussi  arabe et international, est tombé à la renverse après que l’agence  de presse américaine Associated Press (AP), citant un officiel gouvernemental  marocain, a révélé que le concerné avait été rappelé  «pour consultations». 

Une séquence injustifiée 
La raison, toujours selon AP, la diffusion le 31 janvier par la chaîne  satellitaire panarabe Al-Arabiya, indirectement possédée par la  famille royale saoudienne via le groupe MBC (Middle East Broadcasting  Center), d’une séquence de 1min45 au cours d’un de ses  journaux télévisés attentant à l’intégrité territoriale du Maroc.  En effet, sur fond d’une carte tronquée du Royaume, amputé de  ses provinces sahariennes, cette séquence avait servi la soupe à  l’Algérie, en mettant en lumière ses thèses et en allant jusqu’à faire  mention de la pseudo «République arabe sahraouie démocratique»  (RASD), proclamée en février 1976 par la voisine de l’Est par l’intermédiaire  du mouvement séparatiste du Front Polisario. D’autant  plus que rien dans l’actualité ne motivait cette séquence, puisque  la table ronde de Genève, qui a réuni les 5 et 6 décembre 2018  les parties prenantes du conflit du Sahara marocain et à laquelle la  séquence avait fait référence, remontait à presque deux mois. 

Message codé? Réaction, qui ne dit pas son nom, aux propos tenus  le 24 janvier sur Al-Jazeera par le ministre des Affaires étrangères et  de la Coopération internationale, Nasser Bourita? En effet, dans une  interview diffusée par la chaîne satellitaire panarabe qatarie, le chef  de la diplomatie avait révélé que le Maroc avait refusé d’accueillir,  fin novembre-début décembre, le prince héritier saoudien Mohammed  ben Salmane, qui avait fait une tournée dans plusieurs pays  arabes notamment du Maghreb, où il s’était rendu en Tunisie, en  Mauritanie et en Algérie sans passer par le Royaume. «Les visites  se préparent,» avait-il expliqué.

Il avait également indiqué que le Maroc avait procédé, sans en  donner la date exacte, à «un changement dans la forme et dans  le contenu» de sa participation aux opérations militaires menées  depuis mars 2015 au Yémen par Riyad contre les rebelles chiites  houthis appuyés par l’Iran et, qui, en mai 2015, avaient coûté la vie à  un pilote marocain -le lieutenant Yassine Bahti, mort à 26 ans après  que son F-16 ait été abattu. Sous-entendu que la portée en aurait  été limitée. Riyad, selon le bruit qui court, n’aurait que peu goûté.  En tout état de cause, rien ne va entre le Maroc et l’Arabie saoudite,  et ce malgré le démenti de M. Bourita. En effet, ce dernier, dans  une déclaration relayée le 11 février par l’agence de presse russe  Sputnik, a qualifié les informations d’AP de dénuées de tout fondement  et a déclaré que «le Maroc a ses canaux particuliers habilités  à annoncer ce genre de décisions». 

Le prince non grata
«À travers son histoire, la diplomatie marocaine a toujours exprimé  ses positions par ses propres moyens, et non via une agence de  presse américaine, comme ceci a été véhiculé par un certain nombre  de médias,» a-t-il ajouté. Cependant que M. Mansouri a lui-même  confirmé, dans une déclaration accordée le 8 février au journal électronique  Le360, avoir été rappelé. «Les relations entre le Maroc et  l’Arabie saoudite sont historiques et solides. Et entre les pays, il est  normal que des divergences ou des différends éclatent de temps en  temps. Je suis sûr qu’il ne s’agit pas plus que d’une crise passagère  et que les relations entre nos deux pays retrouveront leur cours normal,  » a-t-il déclaré. Selon AP, le Maroc aurait même complètement  gelé sa participation aux opérations saoudiennes au Yémen. 

L’officiel marocain dont elle fait mention n’a cependant pas voulu lui  en dire davantage. «C’est bien évidemment, de prime abord, étonnant  pour celui qui suit les relations entre les deux pays,» nous a  déclaré, dans l’interview qu’il nous accordée, le directeur de l’Institut  pour les affaires du Golfe, Ali Al-Ahmed, au sujet des récents  développements entre Rabat et Riyad (lire ailleurs). «Ces relations  ont depuis toujours été excellentes.» Mais de prime abord seulement, car les relations entre les deux capitales  battent de l’aile depuis plus de vingt  mois. En effet, l’Arabie saoudite semble  tenir rigueur au Maroc de ne pas avoir pris  son camp, aux côtés des Emirats arabes  unis, de Bahreïn et de l’Egypte, dans sa  crise avec le Qatar depuis juin 2017, sur  fond d’accusations à l’encontre de Doha  de financer le terrorisme -ces quatre pays  exercent depuis lors un blocus à l’encontre  de cette dernière, qui consiste notamment  en la fermeture des frontières terrestres,  aériennes et maritimes. 

«Le Royaume privilégie une neutralité  constructive, qui ne saurait le confiner à  l’observation passive d’une escalade inquiétante  entre des pays frères,» avait  souligné un communiqué du ministère des  Affaires étrangères et de la Coopération  internationale, en relayant la proposition du  roi Mohammed VI d’«offrir ses bons offices  en vue de favoriser un dialogue franc et global,  sur la base de la non-ingérence dans  les affaires intérieures, la lutte contre l’extrémisme  religieux, la clarté dans les positions  et la loyauté dans les engagements.» Le  Souverain, qui dès les premiers jours avait  maintenu un contact «étroit et permanent»  avec les différentes parties, se rendait d’ailleurs  lui-même sur le terrain en novembre  2017 en effectuant une visite de travail et  d’amitié de quatre jours aux Emirats, suivie  directement d’une visite officielle au Qatar. 

Proposition de dialogue 
Son avion est, à cette occasion, le premier  à rallier ce dernier pays depuis ou vers les  pays du blocus, d’où son surnom dans les  médias qataris de «briseur de blocus».  Il faut dire que le roi Mohammed VI avait  bien souligné, dans le discours qu’il a fait le  20 avril 2016 à Dariya, en Arabie saoudite,  au premier sommet Maroc-Pays du Golfe,  que «la défense de notre sécurité n’est pas  uniquement un devoir commun, elle est  une et indivisible» et que «de fait, le Maroc  a toujours considéré que la sécurité et la  stabilité des pays du Golfe arabe sont indissociables  de la sécurité du Maroc». 

«Ce qui vous porte préjudice nous affecte  aussi et ce qui nous touche vous touche  également,» avait-il ajouté. Partant, le Maroc  ne pouvait qu’aspirer à rapprocher les  vues des uns et des autres, en ce sens que  la crise entre les pays du Golfe ne pouvait  que miner ces objectifs de sécurité et de  stabilité commune -ce qu’avait d’ailleurs  souligné le ministère des Affaires étrangères  et de la Coopération internationale  dans son communiqué mentionné plus  haut. Mais l’Arabie saoudite, et surtout Mohammed  ben Salmane, voient rouge. 

Articles malveillants
La première salve viendra d’un des conseillers  du prince héritier saoudien et responsable  du Centre d’études et des affaires  médiatiques saoudien, Saoud Al-Qahtani.  Ce dernier, qui connaît depuis quelques  mois une célébrité mondiale en raison des  accusations à son encontre d’être le cerveau  de l’assassinat du journaliste saoudien  Jamal Khashoggi le 2 octobre 2018  au consulat de l’Arabie saoudite à Istanbul,  écrit le 12 janvier 2018 sur Twitter que la décision  du gouvernement de Saâd Eddine El  Othmani de libéraliser le dirham aura pour  conséquence de baisser la valeur de ce  dernier et, par conséquent, celle aussi des  Marocaines. Tollé dans les médias. 

La presse nationale n’épargne pas le responsable  saoudien, au point que M. Bourita  lui-même arrive à la rescousse. Le 25  janvier 2018, le ministre contacte le journal  électronique Médias24 pour fustiger «certains  agissements inacceptables qui sont parfois commis par des supports médiatiques  à travers la publication d’articles ou de dessins  malveillants». Le ministre laisse entendre que  d’aucuns voudraient «porter atteinte aux relations  solides entre le Royaume du Maroc et le  Royaume frère d’Arabie saoudite». «Nous refusons  catégoriquement toute atteinte à cette relation,  » déclare-t-il. M. Al-Qahtani se confond, pour  sa part, en justifications. 

La haine attisée
Excuse classique, il accuse des hackers d’avoir  usurpé son identité. Dont acte… Pour autant, la  jeune garde de ben Salmane n’en démord pas.  Elle va même, quelques semaines plus tard, revenir  à la charge par l’intermédiaire du président  de l’Autorité générale des sports et du Comité  olympique d’Arabie saoudite, Turki Al-Sheikh.  Ce dernier, dans une interview le 13 mars 2018  au quotidien sportif saoudien Arriyadiyah, révèle  que son pays, au lieu de soutenir le Maroc pour  sa candidature à l’organisation de la Coupe du  monde de football de 2026, va apporter sa voix  au Canada, aux Etats-Unis et au Mexique, adversaires  du Royaume. «La fraternité et la solidarité  nous ont desservis,» étaie-t-il. Puis, sur  Twitter le 18 mars 2018, M. Al-Sheikh se fait on  ne peut plus clair en apostrophant, sans le nommer,  le Maroc. «Il y en a qui se sont trompés de  boussole, la tanière des lions se trouve à Riyad,  c’est là que se trouve le soutien, ce que tu fais  c’est perdre ton temps, laisse le «micro-Etat»  t’être utile! Message du Golfe à l’Océan,» écritil.  Cette fois, les bornes sont dépassées. Même  dans le camp saoudien on s’insurge. Le 21 mars  2018, l’ambassadeur d’Arabie saoudite au Maroc,  Abdelaziz Mohieddine Khouja, fustige ainsi,  dans une déclaration au journal électronique Le  Site Info, «un débat stérile dont certaines parties  profitent pour attiser la haine entre les peuples  frères». 

«Les deux pays sont liés par des intérêts communs  et des ambitions politiques, économiques,  culturelles et sociales,» souligne-t-il. En coulisses,  on parle d’un conflit générationnel entre,  d’un côté, ben Salmane et ses hommes, peu respectueux  des us et coutumes diplomatiques de  leur pays et des alliances de toujours, notamment  celle avec le Maroc, et de l’autre, les anciens, tels  justement M. Khouja, qui, eux, y tiennent mordicus.  Mais, avec le soutien notamment du roi Salmane,  pourtant grand ami du Maroc où il vient  chaque année passer ses vacances d’été dans  son somptueux palais tangérois, donnant pleine  mer, c’est le premier camp qui paraît l’emporter.  Rabat, qui aurait pu monter au créneau, semble  cependant temporiser encore.

Suite aux tirs de missiles houthis ayant visé,  dans la nuit du 25 au 26 mars 2018, Riyad depuis  le Yémen, le roi Mohammed VI exprime son  soutien, dans un message, aux démarches et  mesures entreprises par Salmane pour préserver  la sécurité de l’Arabie saoudite, qualifiée de  «royaume frère», et faire face à toute menace à  la paix et à la stabilité dans la région. «J’implore  le Tout-Puissant de préserver le serviteur des  lieux saints et son illustre famille royale contre  tout malheur, d’accorder au souverain santé,  quiétude et longue vie et de perpétuer sécurité,  sérénité et stabilité sur le royaume d’Arabie  Saoudite, sous sa sage conduite,» dit notamment  le Roi.

Puis, le 9 avril 2018, les utilisateurs de Twitter  voient s’afficher sur leur fil d’actualité un selfie  du roi Mohammed VI et de Mohammed ben Salmane  au restaurant Le Gabriel, à Paris, avec le  Premier ministre libanais Saâd Hariri, qui en est  l’auteur et le publieur. 

Les trois dirigeants s’étaient retrouvés au même  moment dans la capitale française. Aux oubliettes,  alors, les propos de MM. Al-Qahtani et Al-Sheikh? C’est ce qu’on aurait pu croire quelques  jours plus tard, puisque la Ligue des Etats arabes,  qui tient son vingt-neuvième sommet le 15 avril 2018  à Dhahran, en Arabie saoudite, apporte son soutien  à Maroc 2026. «Le sommet a affirmé, à l’unanimité,  son soutien à la candidature du Royaume du  Maroc à l’organisation du Mondial 2026 et appelé  tous les Etats à apporter un soutien total et un appui  sans faille à cette candidature,» se félicite alors  M. Bourita. 

Le gel, le 1er mai 2018, des relations avec l’Iran, ennemi  juré de l’Arabie saoudite, en raison du soutien  de Téhéran au Polisario via l’organisation chiite libanaise  du Hezbollah et de son ambassade en Algérie,  semble même annoncer une détente, d’autant  que Riyad apporte son appui. Cette dernière affirme  même qu’elle «sera à côté du royaume frère du Maroc  pour tout ce qui menace sa stabilité, sa sécurité  et son intégrité territoriale».

Coups de poignard dans le dos
Mais finalement, à l’heure de décider de l’organisateur  de la Coupe du monde de 2026, le 13 juin 2018,  l’Arabie saoudite votera nord-américain. Dans son  édition du 8 juin 2018, le quotidien américain The  New York Times a même révélé que la Fédération  saoudienne de football (SAFF) avait usé de son influence  auprès de certaines fédérations ouest-asiatiques,  réunies au sein de la Fédération d’Asie de  l’Ouest de football (WAFF), pour faire basculer le  vote en défaveur du Maroc. Un véritable coup de  poignard dans le dos. 

Pour ainsi dire, les relations entre Rabat et Riyad  pouvaient difficilement, après coup, reprendre de  plus belle. Au contraire, la rupture semble désormais,  des deux côtés, consommée, comme l’illustre  donc la non-visite de Mohammed ben Salmane au  Maroc lors de sa tournée arabe. L’Arabie saoudite  ne fait même plus de dons au Royaume, comme le  roi Abdallah s’y était engagé lors de la tournée du roi  Mohammed VI au Moyen-Orient en octobre 2012. 

Ainsi, selon les derniers chiffres de la Trésorerie  générale du Royaume (TGR), les dons en provenance  des pays du Golfe ont été divisés par plus de  trois, passant de 9,5 milliards de dirhams (MMDH)  en 2017 à 2,8 MMDH en 2018. Si le rappel de M.  Mansouri ne saurait être, selon différentes sources,  que temporaire, il n’en semble pas moins qu’il faudra  beaucoup d’efforts, surtout de la part de Riyad,  pour que le Maroc et l’Arabie saoudite recollent les  morceaux...

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