Analyse: La révolte de la Kabylie

TEL EST PRIS QUI CROYAIT PRENDRE…

Depuis New York, la Kabylie a proclamé, le 20 avril 2024, son indépendance. Le Maroc et le reste de la communauté internationale suivent de près la constitution de ce sixième État maghrébin, dont Alger ne peut que retarder l’échéance.


Ferhat Mehenni, président du gouvernement provisoire
kabyle participe à la marche du peuple kabyle pour la renaissance
et l’indépendance de son État à Paris, le 14 avril 2024.


Ferhat Mehenni avait décidément tout prévu. Un 20 avril d’abord, qui coïncide avec l’anniversaire du Printemps amazigh de 1980, et presque celui du Printemps noir de 2001 (déclenché le 18 avril), deux événements majeurs qui virent les Kabyles appeler au respect de leurs droits politiques et culturels par le pouvoir algérien. Et jusqu’à l’heure: 18h57, qui renvoie à la date où la Kabylie fut colonisée par la France et intégrée à l’Algérie alors française, c’est-à-dire l’année 1857. Pour le lieu, c’est devant le siège de l’Organisation des Nations unies (ONU) à New York que le président du gouvernement provisoire kabyle a donc décidé de proclamer, pour la première fois depuis 167 ans tout rond, l’indépendance de la Kabylie.

“Pour la symbolique que [le siège de l’ONU] représente”, précise, dans l’interview qu’il accorde à Maroc Hebdo, celui qu’il faudrait, par voie de conséquence, désormais commencer à présenter comme le chef d’État de la Kabylie, du moins de la part des États qui procéderaient à la reconnaissance de cette indépendance. États parmi lesquels Ferhat Mehenni voudrait, pour ce qui nous concerne en particulier, voir figurer le Maroc. “Nous attendons un début de reconnaissance du grand frère marocain”, appelle ouvertement le concerné, toujours dans nos colonnes.

Argument kabyle
Visiblement très attaché aux formes, comme en attestent les grands soins qu’il a apportés à sa déclaration du 20 avril 2024, Ferhat Mehenni ne semble, certes, pas vouloir brusquer la partie marocaine, mais plutôt avancer de façon prudente -au rythme de la musique, dirait le chanteur de carrière qu’il est aussi. Mais sans doute qu’en son for intérieur espère- t-il que le Maroc soit preste à sauter le pas et aller au-delà des démonstrations “rhétoriques”, comme les avaient qualifiées l’ancien chef du gouvernement, Saâd Eddine El Othmani, lesquelles démonstrations consistent dans le fait que depuis une dizaine d’années, les représentants de la diplomatie marocaine ressortent de plus en plus la carte de la Kabylie pour renvoyer l’Algérie à ses propres contradictions quant à ses velléités d’imposer l’autodétermination au Sahara marocain là où elle la refuse aux populations des territoires qu’elle administre (où, également dans les zones de peuplement touaregs ces derniers mois, des revendications indépendantistes se sont faites jour).

 

La circonspection de mise
En juillet 2021, une déclaration allant dans ce sens du représentant permanent du Maroc auprès de l’ONU à New York, Omar Hilale, au cours d’une réunion ministérielle du Mouvement des non-alignés (MNA), avait d’ailleurs été citée quelques semaines plus tard par le ministre des Affaires étrangères algérien de l’époque, Ramtane Lamamra, comme un des motifs de la rupture en cours à ce jour entre Rabat et Alger.

Ce qui n’a pas empêché le diplomate marocain de revenir encore plusieurs fois à la charge avec l’argument kabyle, la dernière le 27 septembre 2023, lors de l’Assemblée générale de l’ONU… En tout état de cause, cela place d’office le Maroc en tête des pays susceptibles de reconnaître l’indépendance de la Kabylie, étant donné qu’il est le seul, à ce jour, à avoir posé la question sur le tapis onusien, et cela, Ferhat Mehenni tout comme le Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK) qu’il préside, en ont bien conscience. Mais reste à savoir ce que le Maroc fera, concrètement.

Officiellement, il n’y a rien à se mettre sous la dent, en dehors de la couverture médiatique apportée à la proclamation de l’indépendance kabyle par une chaîne publique nationale, soit tout de même un porte-voix autorisé de l’État. Un peu plus officieusement, la circonspection semble également de mise. “Nous n’avons aucun commentaire à faire”, nous a notamment déclaré un haut responsable marocain dont nous avons pris l’attache, en vue de lui poser directement la question.


Ferhat Mehenni proclamant l’indépendance de la Kabylie. New York, le 20 avril 2024.


Bloc maghrébin
Au niveau du Palais, le roi Mohammed VI avait lui-même assuré ce qui suit dans son discours du trône de 2021, où il avait explicitement interpellé “nos frères en Algérie”: “Vous n’aurez jamais à craindre de la malveillance de la part du Maroc”. Ce qui, en l’occurrence, impliquerait de ne pas soutenir l’indépendance de la Kabylie, quand bien même elle serait parfaitement justifiée du point de vue historique, au point que Omar Hilale décrivait il y a à peu près trois ans les Kabyles comme étant “l’un des peuples les plus anciens d’Afrique, qui subit la plus longue occupation étrangère”.

Si, en somme, le grand rêve d’unité du Maghreb peut en retirer un quelconque bénéfice… Mais en même temps, il faut dire que la donne régionale a beaucoup changé, depuis le discours royal suscité. Ce Maghreb, justement, l’Algérie veut désormais en exclure, sans même avoir froid aux yeux, le Maroc, avec son nouveau projet de bloc maghrébin déjà constitué avec son vassal tunisien ainsi que la Libye de Mohammed el-Menfi -dont le gouvernement ne contrôle, sur le terrain, que la Tripolitaine-, en espérant encore la Mauritanie qui, pour sa part, semble se rebiffer; à cet égard, les assurances de Abdelmadjid Tebboune lors de son interview télévisée du 30 mars 2024, voulant qu’aucun État ne soit visé, ne convainc pas grand-monde.

En outre, autant sur la question du Sahara marocain l’Algérie se prévaut depuis le départ du droit international pour chercher noise au Maroc et essayer de lui couper les ailes au niveau de sa profondeur saharienne, autant elle n’a que sa mauvaise foi à brandir s’agissant de l’accueil qu’elle réserve depuis le 3 mars 2024 à Alger même d’une représentation du soi-disant Parti nationaliste rifain (PNF), une officine qui, comme l’indique son nom, aspire à la séparation de la région du Rif marocain. En d’autres termes, jusqu’à quand le Maroc doit-il continuer de retenir ses coups? Une interrogation qui peut sembler, en apparence, rhétorique, mais qui est en vérité loin de l’être, en ce sens qu’elle divise de façon claire et nette au sein de la classe dirigeante marocaine.


Abdelmadjid Tebboune et le chef d’état-major de l’armée algérienne, Saïd Chengriha


Autres régions amazighophones
D’une part, en tout cas selon les échanges que Maroc Hebdo a pu avoir avec certains représentants de cette classe, d’aucuns considèrent qu’il est inutile, si ce n’est inapproprié, de faire le jeu de l’Algérie, surtout que le Maroc aussi peut voir la chose se retourner contre lui dans le Rif mais aussi ses autres régions amazighophones, bien que le sentiment unioniste y soit très prégnant, contrairement à la Kabylie (le mouvement de protestation du Hirak dans la province d’Al-Hoceima en 2016-2017 avait, à titre d’exemple, battu en brèche, de façon ne pouvant souffrir le moindre ambage, l’agenda séparatiste du soi-disant “Mouvement du 18-septembre pour l’indépendance du Rif”). Mais d’autre part, d’autres considèrent aussi que l’horizon maghrébin est complètement bouché, que tant que les militaires restent au pouvoir en Algérie, il ne peut y avoir de paix durable, comme illustré éloquemment par l’avortement du projet d’Union du Maghreb arabe (UMA) à peine quelques années après son lancement en février 1989 à Marrakech, et qu’autant appuyer une cause qui est sans doute aussi légitime que celle qui avait poussé, à partir du 1er novembre 1954, les proto-Algériens à payer le prix du sang pour se libérer du joug du colonialisme européen.

Et le Maroc ne serait pas le seul, éventuellement, dans ce cas de figure: pour en rester au monde arabe, c’est un secret de polichinelle que certains pays du Golfe ont ouvert grandes leurs portes aux indépendantistes kabyles, et ce sans même que le Royaume ne mette ses bons offices à leur disposition.

On parle notamment des Émirats arabes unis, avec qui il se trouve que l’Algérie a depuis plusieurs mois maille à partir en raison de son soutien affiché au Maroc et à son intégrité territoriale suite notamment à la visite, le 4 décembre 2023, de Mohammed VI à Abou Dabi; en réaction, le haut conseil de sécurité algérien, présidé par Abdelmadjid Tebboune lui-même, avait “exprimé”, à l’issue d’une réunion tenue le 10 janvier 2024, “ses regrets concernant” ce qui a été présenté comme des “agissements hostiles à l’Algérie”. Ainsi, parmi les personnalités rencontrées par Ferhat Mehenni au cours de son séjour new-yorkais, des dignitaires diplomatiques émiratis. Et en dehors des Émirats, l’Arabie saoudite est aussi évoquée, cette dernière n’ayant également pas les relations les meilleures avec l’Algérie, comme l’avait illustré l’échec retentissant de la visite de début février 2024 du chef d’état-major de l’armée algérienne, Saïd Chengriha, finalement boudé par le prince héritier Mohammed ben Salmane après que le patron effectif de la junte militaire dans la voisine de l’Est avait initialement formulé le souhait d’un entretien en tête-à-tête avec l’homme fort de Riyad.


Ferhat Mehenni avec des diplomates
du Golfe à New York, le 17 avril 2024.


Soutien sincère et désintéressé
Enfin, au niveau occidental, on dénombre des pays comme la France, qui accueille la majorité écrasante du leadership du MAK, y compris Ferhat Mehenni lui-même, ainsi qu’éventuellement les États-Unis, où la cause kabyle semble également disposer d’un soutien sincère et désintéressé de la part de nombreux hommes et femmes politiques locaux -à l’instar de l’avocat et homme politique américain, Elliott Abrams, qui avait longuement reçu Ferhat Mehenni à Washington fin mars 2023. C’est dire que quelque soit l’attitude qu’adoptera, au bout du compte, le Maroc par rapport à la Kabylie, ce n’est qu’en partie que son positionnement pourra influer sur le cours des choses, étant donné que les parties prenantes internationales sont clairement multiples et dépassent de loin le champ de manoeuvrement de la diplomatie marocaine.

Et c’est donc à elle-même que l’Algérie devra s’en vouloir, si jamais la Kabylie en vient à acter son indépendance définitive, après avoir des décennies durant tout bonnement refusé de contribuer à la stabilité du Maghreb et au fusionnement de ses peuples au nom de velléités hégémoniques somme toute étriquées, et avant tout risibles. Ce 20 avril 2024 à 18h57 heure de New York, tandis que Ferhat Mehenni, proclamait l’indépendance kabyle, c’est peut-être devenu pour de bon trop tard pour faire machine arrière...

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