Matthew Adamson: “le développement du nucléaire civil requiert du temps”

Spécialiste de l’histoire du nucléaire du Maroc


Comme vous le savez, la Russie vient de ratifier, le 12 octobre 2022, l’accord de coopération signé cinq ans plus tôt avec le Maroc dans le domaine de l’utilisation de l’énergie atomique à des fins pacifiques. Qu’en avez-vous pensé?

Que le Maroc soit signataire d’un tel accord ne devrait, d’abord, en soi pas surprendre. Comme mes différents travaux l’abordent, c’est dès les années 1960 que les autorités marocaines ont commencé à manifester un intérêt pour l’énergie nucléaire. A Rabat par exemple et plus précisément à l’Université Mohammed-V, on fait depuis cette époque de la recherche en physique nucléaire. Cela participe donc, en quelque sorte, d’un cheminement logique entamé voilà quelque six décennies. En revanche, je relève aussi une portée politique à cet accord. Indépendamment des questions d’ordre énergétique, la Russie n’est, aujourd’hui dans le monde, pas n’importe quel acteur, d’autant plus avec l’invasion qu’elle a lancée en Ukraine le 24 février 2022. L’accord ne peut, de fait, être réduit à une dimension purement technique.

 

Justement, beaucoup au Maroc ont vu l’accord plutôt d’un bon œil, dans la mesure où il pouvait, selon ces voix, préfigurer la manifestation d’une neutralité de la part de la Russie vis-à-vis de la question de la région du Sahara à l’heure des débats afférents tenus quelques semaines plus tard au niveau du Conseil de sécurité -ce qui, le moment venu, s’est plutôt avéré avec l’abstention russe. Et je crois comprendre que cela n’est, en soi, pas vraiment une nouveauté au plan de l’histoire du Maroc indépendant…

Effectivement, il y a eu à plusieurs reprises, d’après mes travaux, une intrication évidente entre les revendications territoriales du Maroc et ses ambitions en termes d’énergie nucléaire. L’exemple le plus éloquent, à mon avis, est celui de l’opposition aux essais français, au tournant des années 1960, dans l’actuel désert algérien: la dimension environnementale et les risques posées par les retombées étaient, certes, là présente, mais ce qui est intéressant c’est que le gouvernement marocain partait aussi du principe que ces essais avaient été effectués dans des territoires qui lui appartenaient (ceux de Reggane, dans l’actuelle wilaya algérienne d’Adrar, ndlr). J’ai été personnellement en mesure de retrouver la lettre de protestation formulée par le Maroc dans les Archives diplomatiques françaises à La Courneuve, en région parisienne, et son texte évoquait “un terrain que nous considérons comme partie intégrante de notre Royaume”.

 

En dehors de cet épisode, vos recherches se sont également portées sur les recherches françaises d’uranium du temps du protectorat au Maroc. Pouvez-vous nous en dire plus?

Ce qui s’est passé est qu’à la fin des années 1940 la France avait découvert des minerais de l’uranium au Maroc et a voulu l’exploiter, à une époque où elle cherchait à se doter d’une programme indépendante nucléaire (y compris un intérêt à l’arme nucléaire de la part du gouvernement dès la fin de 1954, ndlr). Il y avait donc là un intérêt technique clair et net, ceci dit, là aussi, le politique était éminent. En effet, il s’avère qu’après la découverte des gisements, la France a voulu s’associer pour leur exploitation aux États-Unis, et cela pour deux raisons: un, que les États-Unis soutiennent le maintien du protectorat, et deux, pour aussi obtenir un transfert de technologie et accélérer, par conséquent, le chantier nucléaire français. Et tout cela dans le plus grand secret; c’est-à-dire que le sultan Mohammed ben Youssef, futur Mohammed V, n’était au courant de rien. Et c’est en fait un peu naturellement qu’après l’indépendance, qui ne pouvait de toute façon tarder au vu de l’ampleur du mouvement nationaliste marocain et qui a donc fait passer à la trappe les projets franco-américains d’exploitation, le Maroc s’est tourné vers la France pour développer le nucléaire civil. En plus d’avoir déjà la maîtrise de ce nucléaire civil, elle avait aussi la connaissance du pays, notamment donc en termes de gisement d’uranium.

 

Quels sont les autres pays avec lesquels le Maroc a également été en contact pour développer le nucléaire civil?

Jusqu’à un certain moment, c’était la France principalement, et souvent avec l’engagement également de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Vers le milieu des années 1970, le roi Hassan II avait personnellement sollicité le président Valéry Giscard d’Estaing pour ce faire. Puis il y a eu les États-Unis sous l’administration Jimmy Carter, et là aussi on ne peut faire l’économie du double aspect énergétique et politique des contacts également initiés par Hassan II: au plan de l’énergie, le Roi voulait indéniablement que le Maroc dispose d’une nouvelle source d’énergie outre celles qu’il avait sous la main, et au plan du politique, ou de la politique, il y avait une tentative de montrer patte blanche auprès du camp occidental.

De l’autre côté, les États-Unis voyaient dans le Maroc un pays allié, notamment du fait du rôle qu’avait Hassan II au Proche-Orient, et par conséquent on voulait l’appuyer. Avec le changement d’administration -Carter ne fera, en tout et pour tout, qu’un seul mandat (1977-1981, ndlr), cela n’a toutefois pas abouti, mais il faut dire aussi que le réacteur de recherche qui se trouve actuellement dans la forêt de Maâmora et qui dépend du Centre national de l’énergie des sciences et des techniques nucléaires (CNESTEN, ndlr) fait directement suite à ces contacts initiés au tournant des années 1980. Outre la France et les États-Unis, on peut observer des discussions récentes avec l’Arabie saoudite et surtout Israël, qui, d’après ce que j’ai cru comprendre, sont toujours d’actualité. Enfin, le Maroc maintien une relation importante pendante plusieurs années avec l’AIEA, quelque chose d’essentiel pour le développement du nucléaire civil.

 

Le fait d’être en contact avec autant de pays, ce qui continue d’être le cas aujourd’hui, n’est-ce pas aussi dans un objectif de jouer les uns contre les autres, comme certains ont voulu analyser l’accord avec la Russie?

C’est tout-à-fait possible, et c’était en fait évident dans le cas de l’administration Carter, car celle-ci s’était montrée d’autant plus intéressée au moment d’être mise au parfum de la demande faite par Hassan II à Giscard d’Estaing. Mais n’oubliez pas aussi que tous ces pays ont un intérêt financier concret à exporter leur savoir-faire nucléaire. C’est, de fait, du donnant-donnant. Pour en revenir à l’accord avec la Russie, il me semble que l’Agence fédérale de l’énergie atomique russe, Rosatom, a également cet intérêt financier, indépendamment des considérations diplomatiques qu’a, ou peut avoir, le Kremlin.

 

Exception faite de toutes les considérations auxquelles vous avez fait référence, pensez-vous que le Maroc soit aujourd’hui en capacité de disposer d’énergie nucléaire civile?

Je vous répondrai en faisant le parallèle avec la Hongrie, où comme vous le savez j’enseigne. La première fois que la Hongrie s’est dotée d’un réacteur de recherche, comme donc celui de Maâmora, c’était en 1959.

La première fois où elle a commencé à produire de l’énergie nucléaire civile, c’est dans les années 1980, avec en plus l’aide prononcée de l’Union soviétique dont elle appartenait au pacte de Varsovie que celle-ci avait instituée en Europe centrale et de l’Est. C’est vous dire si cela requiert du temps. Il faut une infrastructure légale, une base pour la régulation d’une centrale nucléaire, des ingénieurs,... Le Maroc me semble, ceci dit, être sur cette voie l

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