Ahmed Benhima, Professeur agrégé, Chevalier dans l'Ordre des Palmes Académiques de la République Française

Ahmed Benhima Ahmed Benhima

Maroc Hebdo: Dans son rapport  intitulé «Vision 2015-2030: pour une  école de l’équité, de la qualité et de  la promotion», le Conseil supérieur  de l’éducation, de la formation et de  la recherche scientifique (CSEFRS)  brosse un tableau noir de la situation  de l’enseignement au Maroc. Vous  qui avez évolué dans ce domaine  pendant de longues années, êtesvous  étonné d’un tel constat?
Ahmed Benhima :
Non, en réalité,  ce constat ne m’étonne pas. Au  contraire, il confirme mes propres  déductions et corrobore celles  de nombreuses autres personnes  qui, à titre professionnel ou non,  à titre individuel ou institutionnel,  ont malheureusement brossé,  au cours des années écoulées,  des tableaux noirs de la situation  de l’enseignement au Maroc. Il  y a eu, par le passé, les rapports  des inspecteurs des académies  du Royaume qui avaient tiré  les sonnettes d’alarme, il y a  eu les rapports des institutions  internationales dans lesquels elles  avaient classé l’enseignement du  Maroc à la queue de toutes les listes.  Jusqu’ici, les responsables ont  opposé des rejets et des réticences,  ont démenti le contenu de toutes  ces études et ont envahi le  champ éducatif par des discours  démagogiques et des promesses  sans suites.

Qu’en est-il des déclarations des membres du CSEFRS?
Ahmed Benhima:
A l’opposé de  ces pratiques, les déclarations  des membres du CSEFRS,  pourtant organisme étatique, me  surprennent agréablement par leur  franchise, d’un côté, et me laissent  sceptique, d’un autre, parce que les  ambitions, dans leur rapport cité  dans la question, me paraissent  non progressives et exagérées. Le  passage, sans transition, de l’état de  carence totale à celui de perfection  entière nécessite des conditions  qui ne me semblent pas réunies et  des moyens qui ne me semblent pas disponibles. Au Maroc, nous  avons trop attendu pour que nous  puissions encore supporter de  nouvelles frustrations.

De tous les maux qui gangrènent le  corps de l’enseignement au Maroc  (déperdition scolaire, inégalité  des chances, obsolescences  des méthodes, précarité du  préscolaire..) lequel est, à votre avis,  le plus dangereux et, partant, le plus  urgent à régler?
Ahmed Benhima :
  Malheureusement, en matière  d’enseignement et d’éducation, il  n’y a pas de maux moins dangereux  que d’autres ou de problèmes moins  urgents à régler que d’autres.  Mais s’il faut les hiérarchiser, je  dirais que si l’on veut sincèrement  oeuvrer «pour une école de l’équité,  de l’égalité des chances» il est  urgent d’homogénéiser le système  éducatif.  Dans l’état concret et actuel des  choses, il y a au Maroc une quantité  infinie de types d’enseignement,  surtout dans le secteur commercial  privé. Il y en a un pour chaque  niveau de richesse et pour chaque  niveau de misère. L’enseignement  public, totalement discrédité, est  laissé pour les plus démunis. Le  plus injuste et le plus grave, c’est  l’enseignement des missions  étrangères, qui prédétermine  une catégorie de population  culturellement et socialement  différente du reste des Marocains.  Comment peut-on, dans une  telle situation, parler d’équité ou  d’égalité des chances? Il faut être  réellement naïf pour croire à la  sincérité de ces déclarations.

Comment rationnaliser alors cet  enseignement?
Ahmed Benhima:
Si l’on veut  le rationaliser il faut, de toute  urgence, le doter d’une langue  d’apprentissage qui soit la même  pour tous dans tous les niveaux de  scolarisation. Actuellement, nous  n’en avons aucune. Dans nos écoles,  les apprenants ne communiquent  pas, or une pédagogie dans laquelle  on ne communique pas est vouée  fatalement à l’échec. Pour combattre  la déperdition scolaire, il faut doter  notre école d’un projet fiable,  perceptible à l’horizon. C’est cela  qui motive, qui donne l’espoir, qui  retient; et non pas le cartable ou un  repas de misère dans des cantines  vides dont les effets s’estompent vite.

Faut-il maintenir la gratuité de  l’enseignement?
Ahmed Benhima:
Bien évidemment,  une telle vision des choses ne peut pas  se réaliser avec la gratuité totale et  inconditionnelle. Il est indispensable  d’envisager et de mettre en place un  mode de participation raisonnable et  proportionnel aux niveaux sociaux de  la population.

On parle depuis longtemps d’une  réforme de l’enseignement mais elle  tarde à venir. Qu’est-ce qui fait que  les gouvernements qui se succèdent tournent en rond sans parvenir à  trouver une solution à ce secteur? Les  raisons sont-elles historiques?
Ahmed Benhima: Lorsqu’un  enseignement échappe au contrôle  de la pédagogie et passe sous celui  de la politique, on peut être certain  de sa faillite. La pédagogie est une  science. Elle tend vers un objectif  universel qui est la promotion de  l’apprentissage d’une population  entière et suit des démarches stables.  La politique, quant à elle, est une  idéologie. Elle utilise des stratégies  particulières, instables et travaille  pour les intérêts d’un groupe limité.  Au Maroc, nous avons vécu, à cause  de ministres de l’éducation partisans,  des expériences douloureuses et  répétées. L’arabisation chaotique,  l’enseignement de rabais pour le  peuple et l’enseignement francisé et  de qualité pour l’élite constituaient  quelques unes de leurs nombreuses  dérives.

La solution?
Ahmed Benhima:
Le jour où l’on  arrachera l’enseignement d’entre  les mains des politiciens pour  le confier aux pédagogues, je  crois que la situation changera  et s’améliorera, non pas  magiquement, instantanément,  mais progressivement et sûrement.

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