
La guerre des chauffeurs fait rage
Hajar et son mari Younès sont, de leurs propres mots, «vénères». Nous sommes dans la ville de Casablanca. Attablé à un café du boulevard de la Corniche où il a passé la soirée avec des amis, le couple attend depuis plus de 40 minutes Hamid, le chauffeur de la société de voitures de transport avec chauffeur (VTC) Careem qu’il a commandé pour l’emmener à son domicile au quartier de Sidi Maârouf, à près de 11km. A en croire pourtant la carte de l’application mobile de Careem où il peut en direct suivre les déplacements de son «capitaine», comme on appelle les chauffeurs de la société, Hamid se trouve depuis plusieurs minutes déjà dans le secteur.
Quand Hajar et Younès essaient de le joindre au téléphone, il ne répond pas. Problème, ils ne peuvent pas annuler la course, sous peine d’avoir à payer une amende, même si ce n’est pas de leur faute. Ils doivent attendre que Hamid lui-même le fasse. «Je ne comprends pas, fulmine Hajar, qui a du mal à décolérer. Pourquoi refuse-t-il de venir nous chercher?». Au bout de dix minutes, Hamid saute enfin le pas: il annule la course et file aussitôt à l’anglaise.
Une situation explosive
Hajar, qui avait effectué la réservation, en reçoit la notification sur son téléphone. Pas refroidie pour autant, la jeune femme demande un deuxième chauffeur. Comme elle dispose d’un code promo, la course reviendra à elle et son mari moins chère qu’un taxi, surtout à une heure aussi tardive. Elle préfère privilégier les intérêts pécuniaires au lieu de céder le pas au ressentiment.
Une quinzaine de minutes plus tard arrive Karima au volant de sa Ford Fiesta noire. «Nous avions reçu une alerte sur un groupe que nous avons en commun sur l’application mobile WhatsApp comme quoi vous pouviez être des chauffeurs de taxis qui voudraient nous tendre un piège pour nous agresser, explique la chauffeuse à ses passagers. Je me suis juste dit, sur un coup de tête, pourquoi ne pas venir.»
Depuis que les sociétés de VTC, à savoir Careem et Uber, se sont installées au Maroc, leurs chauffeurs ont fait l’objet de bon nombre d’agressions de la part des chauffeurs de taxis. Ces derniers, qui pour exercer doivent, contrairement aux chauffeurs de sociétés de VTC, disposer d’un agrément, d’un permis de confiance et d’une carte professionnelle estiment qu’on leur fait une concurrence déloyale.
A ce titre, les chauffeurs de taxi avaient envoyé, le 13 mars 2017, une correspondance au ministère de l’Intérieur, au ministère de la Justice, à la direction générale de la sûreté nationale (DGSN), à la wilaya de la région de Casablanca-Settat et au procureur général du Roi près le tribunal de première instance de Casablanca pour sensibiliser, expliquent-ils, l’administration à l’explosivité de la situation.
L’Agence nationale de réglementation des télécommunications (ANRT), chargée de délivrer les autorisations pour l’exploitation des réseaux de radiocommunication, a également été sollicitée pour bloquer les applications mobiles des sociétés de VTC. «Demain, il pourrait y avoir mort d’hommes, avertit le secrétaire général de l’Organisation démocratique des professionnels du transports (ODPT), Mustapha Chaoune. Bien sûr, nous condamnons avec force tout type d’agressions. Mais comment ramener les chauffeurs de taxis à la raison du moment qu’ils ne peuvent pas faire valoir leurs droits?».
Incitations à la violence
En attendant, la guerre des chauffeurs fait rage. En janvier 2017, une vidéo filmée depuis le toit d’un immeuble à Casablanca montrait une chauffeuse de Careem passée à tabac par des chauffeurs de taxis qui s’étaient fait passer pour des clients pour amener leur victime dans un guet-apens. La chauffeuse en était sortie avec plusieurs contusions ainsi que des dommages à sa voiture.
Pour se venger, les chauffeurs des sociétés de VTC seraient eux-mêmes, au fur et à mesure, passés à l’action. Le 17 mars 2017, ils auraient carrément enlevé, au niveau du quartier de Sidi Maârouf, mentionné plus haut, un chauffeur de taxi qui aurait à maintes reprises agressé certains de leurs compères. Les chauffeurs d’Uber avaient été montrés du doigt. «Nous condamnons fermement les violences ainsi que toutes les forces d’incitations à la violence envers nos chauffeurs, que nous soutenons moralement et financièrement», réagit-on auprès de la société, qui nie par ailleurs que ses chauffeurs aient été impliqués dans des agressions envers des chauffeurs de taxi.
Uber précise toutefois qu’à ses yeux, «les actes récents de violence sont des cas isolés menés par quelques chauffeurs de taxi dont le comportement n’est en aucun cas représentatif de celui de la profession. » «Je rappelle que nous avons, depuis l’été 2016, intégré 280 taxis sur notre plateforme et qu’une grande majorité est satisfaite des suppléments de revenus générés à travers ce partenariat», nous indique-t-on.
Faille juridique
Pour sa part, Careem croit savoir qu’elle ne concurrence pas directement les taxis dans la mesure où la société ne viserait pas le même public. «Casablanca et Rabat sont de grandes villes, il y a de la place pour plusieurs acteurs, en particulier dans le domaine du transport, nous déclare une source. Nous voulons rendre la vie plus facile pour notre communauté, et nous croyons que main dans la main, Careem, les taxis et les autres acteurs peuvent apporter un changement dans la vie des gens.»
En principe, rien n’interdit aux sociétés de VTC d’avoir pignon sur rue. Au regard de la loi, elles sont considérées comme des sociétés technologiques fournissant un service d’information via leurs applications mobiles à des sociétés de transport ayant un agrément de transport touristique octroyé par le ministère du Tourisme, précisait Uber en 2015 dans un communiqué quelques jours après que ses activités aient été déclarées «illégales» par la wilaya du Grand Casablanca. Les chauffeurs de taxi mettent pour leur part en cause une faille juridique dans la loi 16/99 sur les transports. «Il s’agit d’une décision éminemment politique à prendre, nous indique M. Chaoune. Le nouveau gouvernement ne doit pas laisser faire.»
Le secrétaire général de l’ODPT nous affirme que les chauffeurs de taxis sont dès maintenant prêts à rendre le tablier si rien ne change. «Je ne vois vraiment pas l’intérêt de continuer à travailler en tant que chauffeurs de taxis alors que nous pouvons simplement avoir recours aux sociétés de VTC sans avoir à nous embarrasser des taxes que nous devons chaque année payer à l’Etat», déplore-t-il. Pour leur part, aussi bien Careem qu’Uber nous ont indiqué être ouvertes à toute collaboration et discussion. «Nous avons déjà entamé une démarche de dialogue afin de trouver une solution convenable pour tous», nous révèle-t-on auprès d’Uber. Même topo du côté de Careem, qui, elle cependant, précise ne mener de dialogue ni avec les taxis ni avec les autorités