Drame de Sidi Boulaâlam, l'État coupable



Placé à mi-distance de la misère et du soleil, pour reprendre la formule de l’écrivain français Albert Camus sur son enfance en Algérie, Sidi Boulaâlam est un de ces villages poussiéreux comme le Maroc dit inutile en compte par paquets de mille, au point qu’on l’imagine difficilement défrayer en temps normal la chronique. D’ailleurs, et jusqu’à ce dimanche 19 novembre 2017, beaucoup de Marocains n’en avaient jamais entendu parler. Triste donc qu’il ait fallu la mort de quinze femmes, d’autant plus décédées en voulant bénéficier d’un panier-repas dont la valeur totale ne dépasserait même pas 150 dirhams, pour que d’aucuns puissent enfin le situer sur une carte. Sur place, on se serait bien passé d’une telle publicité.
«On n’a jamais imaginé quelque chose de pareil, témoigne, visiblement sonné, un habitant de Douar El Kendil, distant de quelque 7km de Sidi Boulaâlam. C’est comme une surprise à laquelle tu ne te serais jamais attendu.»

Scène de deuil
Le lundi 20 novembre 2017, peu après la prière d’Ad-Dohr, Douar El Kendil enterrait Lakbira, 68 ans, décédée lors de la bousculade ayant conduit à la mort des quinze femmes. Les proches de la défunte pleuraient à chaudes larmes sa disparition. Les femmes notamment paraissaient inconsolables à l’arrivée, à bord d’une ambulance appartenant à la commune rurale de Mramer, de son cercueil depuis l’hôpital Sidi Mohammed ben Abdellah d’Essaouira, où les corps des victimes avaient été transportés. Certains hommes, ne voulant vraisemblablement pas trop laisser transparaître leur émotion, se mettaient pour leur part en retrait et laissaient couler dans un silence sans doute douloureux quelques fines gouttelettes sur leurs joues. «Tu imagines? Perdre ta mère, qu’elle meure, raconte en sanglots une des filles de Lakbira, qui était présente aux côtés de la défunte au moment de sa mort. Puisse Dieu nous rendre justice.»
Ailleurs, dans sept autres communes de la province d’Essaouira, où se trouve Sidi Boulaâlam, ainsi qu’à Chichaoua et Agadir, d’où certaines des femmes étaient venues, on pouvait également assister à la même scène de deuil, si ce n’est les noms et le décor.

Soutien aux familles
À Essaouira même, plusieurs responsables locaux ont fait le déplacement à la mosquée du quartier de Tilal pour prier sur le cercueil de Zahra B., une victime de 63 ans originaire de la cité des Alizées. On pouvait notamment reconnaître le président de la région de Marrakech- Safi (dont dépend la province), Ahmed Akhchichine, son wali, Abdelfattah Lebjioui, ou encore le gouverneur Jamal Mokhtatar. Les trois hommes, qui se sont ensuite dirigés au cimetière de Douar Laârab pour l’enterrement de la défunte, avaient dès la veille été dépêchés sur place par le roi Mohammed VI, qui les avait chargés de s’enquérir de l’état de santé des blessés à l’hôpital Sidi Mohammed Ben Abdellah.

Le Souverain, après avoir été informé, avait donné ses instructions pour prendre les mesures qui s’imposent pour apporter l’aide et le soutien nécessaires aux familles des victimes. Il avait par ailleurs pris en charge les frais d’inhumation et des obsèques et ceux des soins des blessés, dont deux avaient dû être transportés par hélicoptère au centre hospitalier universitaire (CHU) Mohammed-VI de Marrakech. «L’état de santé des blessés est stable,» rassure toutefois le délégué provincial de la santé, Khalid Sniter. Abdelkébir Hadidi, lui, aurait sans doute bien voulu ne pas être associé à tout cela. Ce célèbre imam casablancais, qui dirige la prière à la mosquée As-Sabil au quartier de Californie (simplement surnommée «Hadidi», tellement elle a été associée à lui), est en effet accusé par plusieurs riverains d’être responsable du drame.

Témoignages accablants
Président de l’Association Ighissi pour l’apprentissage du Saint-Coran et des œuvres sociales, il est derrière l’organisation de l’action de distribution des paniers-repas pour lesquels les victimes ont perdu leurs vies. Il a d’ailleurs été longuement entendu par la police, qui l’a relaxé après l’avoir mis hors de cause. «Je suis vraiment navré, a-t-il déclaré aux médias l’ayant interrogé après sa libération. Ce n’était pas mon intention. Je voulais rendre les gens heureux, les faire sourire, non les attrister et leur faire du mal.»

A Sidi Boulaâlam cependant, ce n’est pas vraiment en bienfaiteur qu’on décrit M. Hadidi. «Il nous utilisait, racontent plusieurs habitants. Pendant que les femmes étaient en train d’être piétinées, lui ne pensait qu’à nous photographier pour envoyer nos photos à ses bailleurs de fonds au Golfe. Il est grâce à cela devenu immensément riche.» Certains parlent même de plusieurs possessions, dont des fermes. Mais M. Hadidi dément catégoriquement. «Les bienfaiteurs sont Marocains,» soutient-il. Était-il cependant en train de prendre, le jour du drame, des photos des femmes attroupées pour recevoir leur panier-repas? La réponse semble oui, d’autant plus qu’il ne s’agit pas du témoignage d’une seule ou de quelques personnes, mais de tous ceux qui étaient présents ce jour-là. En fait, c’est même M. Hadidi qui aurait exigé que ce soit des femmes qui viennent prendre les paniers-repas. «C’est pour ses photos,» insistent des témoins.

Une foule débordante
Les années précédentes déjà (les opérations de distribution de paniers-repas ont débuté en 2013), on aurait compté des morts. Certains parlent de deux enfants en 2016, d’autres d’une femme enceinte, voire de quatre personnes, mais ces informations ne sont pas vérifiables. En tout cas, le fait est que M. Hadidi lui-même reconnaît qu’il y a eu par le passé des débordements similaires.

La différence est que cette fois on n’aurait pas pu les gérer, car il y avait selon lui beaucoup trop de monde. «Je ne m’y attendais pas,» affirme- t-il, quand on lui pose la question. Les riverains confirment. «Il y avait plus de monde que d’habitude, témoignent-ils. Certains sont même venus depuis Safi, alors que c’est à plus de 100km. Il y avait dès la veille des gens qui dormaient sur place.»
La police n’a pas livré de nombre exact, mais on aurait compté jusqu’à 3.500 personnes. Trop pour les éléments de la Gendarmerie royale et des Forces auxiliaires, qui auraient tant bien que mal essayé de gérer les flux de personnes, avant d’être débordés vers la mi-journée. «Il y a eu à un moment de la fumée, puis des cris, d’ailleurs j’ai senti quelque chose, et c’est là que tout a basculé,» raconte une survivante.

Un mauvais tour
Certaines femmes auraient en effet cru au feu. Mais il se serait agi en fait de la poussière soulevée par la foule alors que les débordements avaient déjà commencé. D’après le Centre marocain des droits de l’Homme, qui a dépêché une commission d’enquête sur place auprès des populations, tout aurait basculé après que certaines femmes aient commencé à en piquer d’autres avec des aiguilles pour pouvoir se frayer un passage. Auraient alors commencé les cris, puis la poussière, que certaines auraient prise pour de la fumée.

Charité mal encadrée
Effet placebo n’aidant pas, les sens auraient joué un mauvais tour à tout le monde, et d’aucuns auraient vraiment cru sentir une odeur de feu. En tout état de cause, les services de police continuent de mener l’enquête. M. Mokhtatar, après avoir participé aux funérailles de Zahra B. à Essaouira, a d’ailleurs été invité à se présenter devant le juge d’instruction. Mais au-delà du fait divers, c’est la question de l’encadrement des appels à la générosité publique et la distribution d’aides qui se pose. D’ailleurs, Mohammed VI a donné, le lendemain du drame, des instructions dans ce sens. «Ces actions, bénéfiques en soi, ne doivent pas être menées sans un encadrement solide qui garantit la sécurité et la sauvegarde tant des citoyens bénéficiaires que des bienfaiteurs,» a précisé, dans un communiqué, le ministère de l’Intérieur.

Les témoignages des habitants de Sidi Boulaâlam sont en effet, à cet égard, effarants, et peuvent même être considérés comme une «atteinte à l’image du développement du Maroc », pour citer un confrère basé dans la région d’Essaouira interrogé par Maroc Hebdo. On y raconte des citoyens qui, chaque année, sont traités comme des sous-hommes et dont on exploite éhontément la misère (la province d’Essaouira est la quatrième plus pauvre du Maroc). «S’ils voulaient vraiment aider les gens de Sidi Boulaâlam, ils auraient organisé une caravane, seraient allés de village en village, au lieu de les parquer comme des bêtes, c’est indigne, et j’en ai les larmes aux yeux,» commente un témoin du drame. «Pour eux, nous n’existons même pas, nous ne sommes rien,» pleure un autre. Beaucoup dénoncent l’usage même politique que feraient certaines notabilités de telles opérations. En effet, sous couvert de bienfaisance, des potentats en profiteraient dans plusieurs régions pour poser les jalons de leurs futurs succès électoraux, parfois sous l’oeil complice de quelque représentant de l’administration. Certains, qui ne remplissaient vraisemblablement pas tous les «critères», se seraient en tout cas vu opposer une fin de non recevoir. «Je vous déconseillerais, si vous n’appartenez pas au bon parti, de vouloir distribuer des paniers-repas, » souffle, ironique, un homme politique de la place.

Exploitation politique
D’autres, enfin, mettent en cause la culture de la mendicité qu’on enracinerait par le biais de telles actions dans l’esprit des plus pauvres. L’idée d’aides directes, qu’avait défendue en son temps le gouvernement d’Abdelilah Benkirane, serait en effet à leurs yeux plus appropriée, ou en tout cas plus respectueuse de la dignité humaine. «C’est être sadique que de pousser les gens à attendre toute la journée sous le soleil, en ayant faim et soif, pour leur remettre un pécule qui ne peut même pas leur suffire quelques jours,» déplore un habitant de Sidi Boulaâlam.
Le petit village de Chiadma mettra longtemps sans doute à faire son deuil. Et ce qui est bien dommage, c’est qu’il faille toujours des morts pour que les autorités compétentes soient véritablement compétentes. Un jour peut être, cela pourrait bien être trop tard pour tout le monde...

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