Entretien avec Abdellah Baïda, auteur de “L’irrésistible appel de Mozart” : “Ce roman dévoile peut-être beaucoup de mes frustrations”


Septième roman de Abdellah Baïda, “L’irrésistible appel de Mozart” marie entre l’univers de la littérature et celui de la musique, dont l’auteur est également un fin adepte, en sus de bien d’autres mélanges des genres pour cette “oeuvre d’art” décapante à plus d’un titre.

En lisant les cent premières pages de votre roman “L’irrésistible appel de Mozart”, le titre finit par sonner et résonner avec l’aïta, cet art populaire marocain. Comme si vous aviez eu la retenue de ne pas brusquer d’entrée de jeu le lecteur en associant Mozart à l’aïta et lui dévoiler le propos ironique, décalé, mais universel de ce roman qui parle de la nouvelle folle passion pour la musique d’un sérieux banquier après sa retraite. Qu’en pensez-vous?
Il fallait bien orchestrer les composantes du roman et les disposer comme dans une partition de musique pour éviter les fausses notes. Chaque chose en son temps! En effet, le titre peut paraître trompeur, mais plus nous avançons dans la lecture plus il trouve tout son sens. Le mot Mozart entre en résonnance avec d’autres univers musicaux dont un grand nombre est bien de chez nous. Il aurait été regrettable d’enfermer le banquier, que je venais de libérer des carcans de la finance, dans un autre monde étriqué. C’est quelqu’un qui avait soif et il doit s’abreuver de toutes les sources, celles d’ici comme celles d’ailleurs. On peut dire aussi qu’il avait beaucoup de retard à rattraper. C’est ce qui explique cette large palette de genres musicaux que découvre le lecteur, à la suite du protagoniste, allant de l’opéra à la musique populaire.

Votre roman est une apologie de la musique. Écoutez, faites de la musique, rêvez pour rester jeune, êtes-vous en train de nous dire?
«L’Irrésistible appel de Mozart» est d’abord un roman, c’est-à-dire une œuvre d’art. Il s’agissait a priori de créer un univers romanesque fait de mots et de phrases qui a sa propre cohérence avec des situations, des personnages, des émotions et des rebondissements intéressants,... Donc il n’était pas question de messages ou de morale. Mais une fois l’œuvre terminée, le lecteur peut y entendre cette apologie que vous évoquez parce que nous avons tous envie d’ingrédients pour pimenter nos vies et échapper à la monotonie voire à la morosité, découvrir de nouveaux horizons,... Moroccan Django, le protagoniste du roman, a bien réussi cet exploit. Donc son cheminement nous parle et peut nous inciter à regarder autrement la musique et à prendre conscience de son importance.

Le fossé entre la jeunesse et l’élite est un sujet largement traité dans votre roman. Pensez-vous que les jeunes ne sont pas suffisamment écoutés au Maroc?
Il y a en effet plusieurs situations dans le roman qui illustrent ce problématique rapport entre les jeunes et les séniors. Cette relation peut être conflictuelle, c’est le cas par exemple entre le protagoniste et ses deux enfants qui trouvent qu’il est absurde que leur père du haut de ses soixante ans s’intéresse à la musique et fréquente des gamins. La relation peut aussi être de complémentarité, c’est le cas entre Moroccan Django et le jeune Karim. Ce dernier, étudiant en économie, va donner des leçons de guitare au protagoniste qui lui donnera en échange des cours d’économie. Le fossé peut être aussi perceptible entre les jeunes et les autorités. Ces dernières, à titre d’exemple, chassent les musiciens des rues au lieu de mettre à leur disposition des espaces dédiés à jouer. Nous connaissons tous le scandale des jeunes rockers accusés de satanisme à Casablanca en 2003, une affaire ubuesque qui défraya la chronique judiciaire et qui a trouvé une bonne place dans mon roman.  
Ces malentendus à l’échelle individuelle ou collective sont dus essentiellement à l’absence de dialogue. Quand chacun s’enferme dans sa catégorie et ne s’ouvre pas sur les autres, bonjour les dégâts ! Il est impératif d’accepter la différence et la diversité au sein de la société sinon les conflits ne peuvent que s’amplifier.

Finalement, on ne peut s’empêcher de penser que ce roman parle de vous. En quoi l’ancien prof agrégé et critique littéraire que vous êtes ressemble-t-il à votre héros? Question classique mais incontournable à toute personne amenée à vous rencontrer dans quelques soirées où la guitare est fortement présente.
Dans chaque texte que nous écrivons, il y a un peu de nous ou un peu de nos frustrations. Dans un roman, nous pouvons mettre des pans de notre vie ou des scènes absentes de notre quotidien et que nous aurions aimé vivre. Ceci peut se faire consciemment ou inconsciemment.
Ce roman dévoile peut-être beaucoup de mes frustrations. Je vis dans une société qui n’accorde pas à l’art toute sa valeur dans l’éducation des enfants. A l’école nous n’avions pas eu de cours de musique et ceci continue encore malheureusement jusqu’à aujourd’hui. Ne pas développer la sensibilité artistique chez les enfants, c’est condamner la société à être handicapée. L’esthétique, en tant que science de la beauté et du bien-être, se cultive. Quand on voit la laideur dans nos rues et nos boulevards, on comprend les carences qui gangrènent notre modèle de société. Des initiatives plus ou moins personnelles existent, c’est ce que représente l’expérience relatée dans “L’Irrésistible appel de Mozart” où le protagoniste tente de rattraper le temps perdu.
Quand j’écrivais ce roman et à chaque fois que je discute de ces questions, je ne peux m’empêcher de penser à un film britannique que j’avais regardé il y a plus de vingt ans, il s’intitule “Bread and Roses” (Du pain et des roses). L’être humain a besoin aussi bien de pain que de roses. Nous sommes à la fois corps et âme. Il faut toujours veiller à l’équilibre entre ces deux composantes.

Comment on peut écrire un livre qui à la fois nous ressemble, mais en même temps traite des sujets apparemment éloignés de vos domaines de compétence, en l’occurrence le monde “froid” de la banque par exemple: vous vous documentez avant d’écrire un roman, vous préparez une architecture de votre roman, vous savez dès le départ où vous voulez en finir, ce que vous voulez dire? Ou le hasard, l’accident, ont eu leur mot à dire dans ce roman? Comment fonctionnez-vous en tant qu’écrivain, vous le critique littéraire?
Vous savez, les sources d’inspiration sont illimitées mais rien ne se fait sans la transpiration. L’écriture en général et la création littéraire en particulier sont des travaux comme les autres. Il faut bosser, il y a un grand effort à fournir et des étapes à respecter. En ce qui me concerne, voici comment je travaille: il faut d’abord trouver une idée de roman, ce qui n’est pas toujours évident. Faire en sorte qu’elle soit la plus originale possible. Il faut la faire mûrir, c’est-à-dire la tourner et retourner dans tous les sens au point d’en faire une obsession pour bien être imprégné de l’univers que nous souhaitons édifier. Ensuite, il faut se documenter par divers moyens (lecture, visite de lieux, exploration de certains domaines inconnus auparavant, voir des films, discuter avec les gens,…) pour que l’univers du roman nous soit familier, et accumuler des notes… C’est seulement après cela que je passe à l’écriture et à la réécriture de façon régulière pendant plusieurs mois.

“Quand je pense que Beethoven est mort alors que tant de crétins vivent” est un roman de Eric-Emmanuel Schmitt qui fait découvrir des symphonies de Beethoven en les décrivant pour mieux les réécouter. Vous faites pareil, mais avec des musiques et des styles différents, allant du classique au moderne en passant par des musiques locales entre autres. Qu’est-ce qui vous a inspiré dans ce livre. Qui sont les écrivains qui vous inspirent?
Un auteur est censé être d’abord un lecteur. Toutes les lectures que nous ingurgitons depuis l’enfance jusqu’au moment présent ont certainement un effet sur nous. Elles agissent en nous qu’on en soit conscients ou pas. J’ai la chance d’exercer un métier qui est proche de ma passion. Être professeur universitaire de littérature de langue française et écrire des romans en français se complètent. Avec mes étudiants, nous travaillons sur des œuvres francophones, nous étudions l’architecture des textes et discutons de leurs diverses composantes… Je ne me sens pas dépaysé quand je passe du tableau de classe à ma table de travail. Les grands classiques m’accompagnent mais aussi des plumes contemporaines. La palette de mes auteurs est assez large, elle s’étend de Montaigne à David Foenkinos, d’Edmond Amran El Maleh à Dany Laferrière, d’Albert Camus à Philippe Roth, de Mohammed Leftah à Alain Mabanckou… J’aime voyager d’un style à un autre totalement différent, d’une littérature à une autre, d’un imaginaire à un autre… La différence est hautement enrichissante.

Pourriez-vous nous parler de votre prochain projet littéraire?
Je reste fidèle à mon rythme que j’ai adopté depuis au moins dix ans: une œuvre de fiction tous les deux ans. Donc un nouveau roman sera au rendez-vous début 2024. Il est déjà bouclé depuis plusieurs mois et il a été travaillé et retravaillé. Il y sera question d’un personnage qui sort d’un roman par une sorte de miracle et qui se lance dans la recherche de son auteur pour régler ses comptes avec lui! Voilà grosso modo ce que je peux en dévoiler pour le moment.


“L’irrésistible appel de Mozart”

Un appel à la beauté, à la vie

Il faut aimer la musique pour aimer le roman de Baïda. Pour lire “L’irrésistible appel de Mozart”, prenez votre casque audio, lancez votre artiste préféré et laissez-vous bercer par la musicalité de la plume de Baïda. Il rassemble dans ce septième ouvrage des personnages attachants qu’il mène à la baguette en bon chef d’orchestre dans un décor réaliste, subtil et riche: le Maroc, sa société, ses spécificités et paradoxes.
Dans ce roman, il est question “d’éducation musicale”. Contrairement au roman «L’éducation sentimentale d’un jeune homme» de Gustave Flaubert, le héros de Baïda, lui, n’est pas si jeune. Il s’agit d’un sexagénaire, qui veut s’initier à la guitare une fois à la retraite. Un scandale pour sa famille bien cadré et bien rangée.

“Elle (sa femme) trouvait que je ferais mieux d’aller en pèlerinage à la Mecque et observer les rites de ma religion en bon musulman. Elle sous-entendait probablement que j’arrivais à la fin de ma vie et qu’il était temps de me préparer pour l’au-delà”, lit-on dans les premières pages du roman.

Le lecteur suit ainsi les personnages dans leur cheminement pour se réaliser, face aux chocs de la vie.  Entretemps, on redécouvre plein d’artistes, on accomplit une sorte de tour du Maroc, mais aussi du monde, en musique… Et l’écrivain, décoré en 2012 des insignes de chevalier dans l’ordre des arts et des lettres de la France, arrive sans crier gare à nous soutirer, au détour d’une page, d’un paragraphe, un sourire, un éclat dans les yeux, une larme,… Intrigant est ce suspens que Baïda sait distiller tout en musique.

Aussi, il nous offre en partage cet univers artistique fait de pépites musicales, de chefs-d’œuvre. Il les décortique, en explique le contexte de leur création. Il évoque aussi des éléments biographiques, des histoires et anecdotes d’artistes impertinents, rebelles ou révolutionnaires.
 Par exemple, sur l’enfance de la pionnière de la musique raï Cheikha Rimitti, Baïda nous raconte par le biais de l’un de ses personnages: “Au lieu d’aller à l’école, elle astiquait les toilettes des roumis, lavait avec ses petites mains leurs sales culottes… Et Dieu sait tout ce qu’on a fait avec son petit corps. Sa chanson “cherrag, gattaa, (déchire, lacère)” n’est pas née du hasard. C’était un cri de douleur”.

Baïda nous dévoile aussi les revers de la vie folle d’artiste, faite outre de jouissanes et de privilèges, d’absences loin de sa famille et de sacrifice. Au final, Baïda livre à ses lecteurs un véritable éloge à la musique et à la beauté et nous dit que chacun est tenu de promouvoir à sa manière la beauté, la vie. “La musique ne parle pas, elle communique”, est persuadé l’un de ses personnages principaux.


 

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