IL ÉTAIT UNE FOIS ILYAS ELOMARI...

POURQUOI LE PRÉSIDENT DE LA RÉGION DE TANGER A-T-IL DÉMISSIONNÉ?

Il n’y a pas eu d’autre option que d’écarter M. Elomari, de la présidence du Conseil de la région du Nord. Une liquidation pour l’instant politique mais qui peut conduire à une reddition des comptes.

Dans les deux décennies du nouveau règne, il faut bien dire que le parcours d’Ilyas Elomari est à nul autre pareil. Durant des années, il a veillé à mettre sur pied, pierre après pierre, une sorte d’édifice tranchant avec ce que l’on pouvait bien trouver dans l’espace national. L’homme a des qualités qui lui ont permis de se hisser au premier plan. Il sait d’où il vient, du Maroc d’«en bas» –il est intarissable sur ce chapitre, faisant penser à Cosette avec les Tavernier dans les Misérables de Victor Hugo.

À ce titre, il est resté un écorché vif, remuant des souvenirs, des temps de rejet voire de répression. Voilà pourquoi, à ses yeux, sans doute tout l’«institutionnel» en place n’a pas beaucoup de légitimité. Rifain pur jus, il trouve dans l’histoire de cette région, dans les années vingt et trente du siècle dernier et dans l’épopée de Mohamed Abdelkrim El Khattabi un héritage mémoriel ne pouvant que nourrir son militantisme.

Après un passage par la gauche radicale, il se mobilise avec les premières années du nouveau règne, dans les fenêtres d’opportunité qui se présentent avec une politique d’ouverture. Évoluant dans le microcosme des anciens gauchistes, il s’investit pleinement dans l’élan de solidarité qui a suivi le tremblement de terre d’Al Hoceima, en 2004. Sous couvert d’une association locale, le voilà qui fait son entrée dans l’un des petits cercles du sérail. Il se fait sa place, mettant à profit la réconciliation que met en oeuvre alors S.M. Mohammed VI, soucieux de tourner une page contentieuse de l’histoire du Rif et pratiquaent résolument la politique de la main tendue. Ilyas Elomari ne se limite pas à ce seul aspect; il le prolonge en se présentant comme le représentant autoproclamé mais «légitime» de la population du Rif mais aussi et surtout comme le vecteur d’un certain lobby de «gros bonnets». À ce titre, il se targue –sans le dire mais en le faisant savoir…- comme le vecteur incontournable de la quiétude et de la stabilité dans le Rif. Un dédoublement fonctionnel, pourrait-on dire, dans deux directions: celle des populations et de ses nantis et celle du pouvoir. Du «gagnant-gagnant», en somme, pour les deux parties.

Un rouleau compresseur
Allait-il se limiter à cela? Pas le moins du monde. Il lui fallait en effet peser davantage et se confectionner un rôle particulier dans le champ politique national. Comment? En créant durant quelques mois l’éphémère Mouvement pour tous les Démocrates, en février 2008 avant de se résoudre à franchir un grand pas: celui du Parti Authenticité et modernité, en août 2008, et son congrès constitutif au début de 2009. La machine qu’il actionne se met en marche. Elle remporte les élections locales de juin, quatre mois plus tard, avec quelque 21% des voix et des sièges. Ce n’est pas vraiment une formation partisane conventionnelle, mais une sorte de rouleau compresseur qui écrase les récalcitrants... Une méthodologie qui aurait pu peut-être porter ses fruits si elle n’avait pas été contrariée et même disqualifiée par le Printemps arabe en 2011.

Il a mésestimé l’aspiration au changement que traduisait cette mobilisation sociale imprévisible. Mais, comme pour parer à cette conjoncture peu maîtrisable, il signe au début octobre 2011, sept semaines avant le scrutin fatidique du 25 novembre, une union baptisée Alliance pour la Démocratie avec le RNI, le MP et l’UC, élargie à quatre petits partis du spectre politique. Mais rien n’y fait: les urnes, cruellement, donnent l’avantage au PJD, qui est catapulté au premier rang. Ilyas El Omari ne se décourage pas pour autant. Il décide alors de remettre la bataille au rendez-vous électoral suivant, celui de 2016.

Là encore, les électeurs ne suivent pas et se prononcent même de manière plus accentuée pour le PJD de Abdelilah Benkirane. Si le PAM fait plus que doubler ses parlementaires –ils passent de 47 à 102– il n’aura pas réussi dans son projet ni dans son ambition. Pourtant, maître d’oeuvre de la préparation de ce scrutin décisif, il avait tout mis en branle pour gagner. L’argent a été mobilisé dans des conditions exceptionnelles. Même l’appareil sécuritaire a été actionné pour décourager des candidatures, en susciter d’autres ou pousser à la transhumance. Le RNI et le MP reconnaissent qu’ils ont été pratiquement dépouillés chacun d’une bonne vingtaine de leurs candidats éligibles.

C’est encore Ilyas Elomari qui fait un véritable coup de force pour déloger Mustapha Mansouri de la présidence du RNI en avril 2010. Il n’admettait pas au passage qu’une autre tête que la sienne dépasse dans la représentation du Rif. Natif de Nador, Mustapha Mansouri, président de la Chambre des représentants, pouvait lui faire de l’ombre. Au sein du PAM, il a veillé à verrouiller la composition des instances, la gestion financière, le parrainage des candidats aux scrutins locaux, régionaux et nationaux. Un leadership bâti à coup de machette et de serpe, générant un phénomène de clientélisme et de cour. «Si Ilyas» était devenu un homme– institution, pour reprendre le vocabulaire de la science politique.

Un bilan négatif
Du côté de tel ou tel cercle du Méchaour, Ilyas Elomari paraissait bénéficier d’on ne sait trop quelle bienveillance. Son «activisme» débordait allègrement le seul domaine partisan; il s’est ainsi prolongé et affirmé dans d’autres secteurs. Il recommandait –avec succèsdes «compétences». Dans le grand mouvement diplomatique de 72 ambassadeurs de février 2016, les pointages avaient établi qu’il avait pu placer pas moins d’une dizaine de nominations. Au département de l’Intérieur et ailleurs, tout le monde sait quelle a été la portée de son interventionnisme.

Lignes rouges
Non content de tout cela, il s’est également mobilisé pour se doter d’un statut institutionnel avec la présidence du Conseil de la région Tanger-Tétouan-Al Hoceima. A cet effet, il s’est taillé sur mesure un découpage régional englobant Al Hoceima, alors que cette ville, pour toutes sortes de raisons connues, relève de l’Oriental. Mais il y a plus. A l’international, il a multiplié des initiatives personnelles peu conformes aux axes de la politique étrangère: au Mali, au Liban, au Kurdistan, avec le mouvement indépendantiste catalan.

Il aimait à évoluer dans la zone orange jusqu’à tutoyer les lignes rouges. Il a monté un système autour de sa personne, avec ses réseaux au dedans et au dehors, en Espagne, en Hollande et ailleurs. Mais est arrivé le moment de l’évaluation globale et de son coût politique dans toutes les rubriques. Le Rif? Il a fait du clientélisme sans se soucier de la réalisation des programmes annoncés. Le PAM? Il n’a pas davantage réussi, veillant même à tenter de saborder tout nouvel élan. En terme d’image, il a cristallisé une image très négative portant préjudice à ses soutiens au coeur du réacteur. Si bien qu’il n’y avait plus d’autre option que de l’écarter, le 28 septembre 2019, de la présidence du Conseil de la région du Nord. Une liquidation pour l’instant politique mais qui peut conduire à une reddition des comptes. La chute d’un caïd.

Reste cette dernière interrogation de principe: pourquoi le système fabrique-t-il ce type de profil, un leadership de faux-semblant, un leurre qui a été une régression dans la rénovation des moeurs politiques ainsi que dans la difficile transition démocratique?

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