Interview de Anass Doukkali, ministre de la santé

La santé n'est pas une affaire de surenchère politique

Anass Doukkali est toujours frais et dispo, même après des réunions marathons au Parlement puis avec son homologue de l’Intérieur au sujet de l’inextricable affaire des étudiants en médecine et de l’imprévisible grève nationale des infirmiers et des techniciens de santé. Notre fringant ministre de la Santé nous reçoit, dans son bureau ce mardi 11 juin 2019, 20 heures passées. L’air décontracté, accueillant, serein et confiant, il se prête avec bienveillance, et sans langue de bois, au jeu des questions-réponses. Enfin un ministre qui ose!

La grève générale de 5 jours des infirmiers et des techniciens de santé, entamée lundi 10 juin 2019, est venue paralyser le fonctionnement des hôpitaux publics. Pourquoi en est-on arrivé à ce stade?
Le secteur de la santé est un secteur social avec une population importante de cadres (médecins, paramédicaux…) avec différentes aspirations. C’est un secteur qui a, de tout temps, connu des actions revendicatives. La différence aujourd’hui, c’est que j’ai ouvert le dialogue avec tous les syndicats du secteur pour finir par l’institutionnaliser à l’échelle régionale et provinciale. Il y a une commission qui se charge des questions liées à la catégorie des infirmiers, sages-femmes et techniciens de santé. En 2017 déjà, le gouvernement s’était engagé à régulariser la situation administrative et scientifique, d’abord à travers la réforme LMD de la formation des infirmiers et puis par la révision de la situation salariale et administrative. Aujourd’hui, les principales revendications sont liées à la réglementation, notamment le texte sur l’Ordre national des infirmiers et des techniciens de santé, qui est actuellement en phase avancée, en concertation avec les syndicats. Puis, il y a le REC (référentiel des emplois et compétences des métiers de soins), qui définit les actes à réaliser par les infirmiers et les infirmières. On est conscient de ces revendications sauf que, en vérité, il n’y a pas un vide juridique. Il existe des arrêtés et des circulaires qui encadrent la mission de ces différents cadres. En outre, il y a une autre revendication des 5.000 infirmiers qui n’ont pas le Bac+3, écartés de cette réforme LMD et de la régularisation de la situation financière. Je suis en train de négocier avec le ministère des Finances les possibilités de rendre justice à cette catégorie parce que cela fait mal de voir deux infirmiers avec deux grades différents.

Les négociations avec les étudiants en médecine et en pharmacie ont connu, ces derniers temps, des hauts et des bas. Le bras de fer perdure. Les étudiants ont même boudé les examens. Quelle est la raison de l’impasse actuelle?
Les revendications de ces étudiants sont de deux ou trois natures. Tout d’abord, des revendications à caractère pédagogique et à caractère matériel. Il y en a d’autres qui se réfèrent au choix des politiques publiques puisque les étudiants disent un ‘NON’ catégorique au privé et à la privatisation. Une mise au point s’impose: il n’y a aucune volonté du gouvernement ou du département de la Santé de privatiser le secteur de la santé. Au contraire, nous avons aujourd’hui 8 CHU, 3 en cours de construction, à Agadir, Tanger et Laâyoune, pour un budget global de 5,8 milliards de dirhams. Nous renforcerons, à l’horizon 2021, la capacité litière par 6.000 nouveaux lits. Tout cela a mobilisé un investissement de 16 milliards de dirhams… dans le public, bien entendu. Aussi, nous allons passer à une autre génération de CHU de telle sorte que chaque région puisse disposer de son CHU. Et à proximité de chaque CHU, il faut absolument qu’il y ait une faculté de médecine. Ces chantiers sont en cours.

Ceci dit, il y a quelques années de cela, la politique en matière d’enseignement supérieur avait ouvert la voie aux fonds privés, particulièrement dans les études médicales, à des fondations et à des institutions à but non lucratif afin d’accompagner l’effort de l’Etat en matière d’offre de soins de santé et de formation médicale. Aujourd’hui, les diplômes de l’université Mohammed VI ou de l’université Abulcasis sont reconnus à l’instar des diplômes français, sénégalais ou ukrainiens. Le choix d’impliquer le privé est, pour ainsi dire, irréversible, car nous avons un déficit énorme en termes de personnel de santé. L’OMS classe le Maroc parmi les 57 pays au monde qui pâtissent d’une pénurie aiguë en matière de ressources humaines.

Sur quelles revendications, précisément, butent les négociations avec les étudiants?
Nous avons accepté de satisfaire 14 des 16 revendications des étudiants. Ce que j’attends d’eux, c’est qu’ils retournent aux amphis pour passer les examens et le concours de résidanat. Sur ce dernier point, je me suis engagé à augmenter les postes de résidanat. Chose promise, chose due. Nous sommes passés de 197 en 2017 à 700 postes aujourd’hui. Tous ces spécialistes vont alimenter dans 3 ou 4 ans les hôpitaux publics, les centres de diagnostic et les urgences. Nous devons tripler le nombre de médecins. Pour les paramédicaux, la question se pose avec moins d’acuité puisque nous avons créé 6.850 places pédagogiques au niveau des institutions de formation des professions infirmières et ouvert 8 établissements de formation professionnelle et de nouvelles filières.

Nous sommes engagés dans le cadre du projet qui a été présenté devant S.M. le Roi, relatif aux cités des compétences et des métiers, à intégrer ces cités par 8 instituts, dont 2 vont voir le jour très prochainement, à Rabat et à Casablanca, à proximité des CHU. Donc, dans quatre ans, le besoin en paramédicaux sera entièrement satisfait.

En revanche, pour ce qui est des médecins, le processus est plus long. Quand j’ai lancé le concours des médecins généralistes (cette année nous avions mis au concours 500 postes), seulement 190 postes ont été pourvus. C’est bien en deçà des besoins. Cela nous interpelle par rapport à la valorisation du métier de médecin généraliste, une question au coeur des débats avec le ministère de l’Enseignement supérieur, dans le cadre de la réforme du 3e cycle des études médicales, visant à introduire la médecine de famille comme une spécialité. Nous avons déjà commencé par une filière dédiée à l’Ecole nationale de santé publique. Sauf que ce n’est pas un diplôme de spécialité. C’est un diplôme universitaire qui nous a permis de répondre à un besoin du système de santé. Un médecin de famille ne se focalise plus aujourd’hui sur la pathologie mais plutôt sur l’individu et sur son environnement familial. Et quand on suit une famille, on peut anticiper, prévenir… 80% des problèmes de la santé peuvent être résolus dans un centre de santé de proximité et chez le médecin généraliste de famille. Nous avons pris l’initiative d’orienter 300 médecins généralistes en 2018 vers les urgences dans le cadre du plan d’accélération de la mise à niveau des urgences. C’est dire que la question des ressources humaines est un des piliers de ce plan.

Qu’allez-vous faire pour sortir de cette impasse?
Cette question a un caractère politique. Le gouvernement est appelé à continuer le dialogue et peut-être à reposer la question de manière différente. Ces étudiants craignent pour leur propre avenir. Je leur ai dit «écoutez, je vous garantis 20 ans sans chômage car il y a un besoin énorme de ressources humaines. Il y a des places vides encore». Dans la même lignée, je me suis réjouis de l’initiative de tous les groupes parlementaires (opposition et majorité) qui traduit une volonté sincère de trouver une issue à cette situation. Je suis optimiste quant à une issue favorable aux négociations. La santé, autant que l’éducation nationale, est une affaire de consensus national. Et ce n’est pas une affaire de surenchère politique.

Comment évaluez-vous l’offre de soins de santé actuelle?
La situation de nos hôpitaux et notre offre de santé n’est pas parfaite, mais elle n’est pas aussi catastrophique qu’on la décrit. Je suis confiant parce qu’il y a eu un discours royal sur la refonte du système de santé. Pour ce qui est de cette refonte, il y a un travail qui se fait entre 3 départements (la Santé, l’Intérieur et les Finances). L’Intérieur est concerné par la question de ciblage en vue de réformer le Ramed et améliorer sa gouvernance.

Quand je suis arrivé et que j’ai commencé à faire un plan en concertation avec tous les acteurs de santé, nous nous sommes mis d’accord sur l’impérativité de certaines ruptures avec ce qui se faisait par le passé, notamment au niveau de la gouvernance. Nous devons changer de paradigme dans la gouvernance de nos hôpitaux et revoir le partenariat public-privé dans un esprit gagnant-gagnant. Nous avons acheté 54 scanners pour une valeur unitaire de 4 millions de dirhams et 11 IRM pour une valeur unitaire de 12 millions de dirhams. Si vous me demandez si ces équipements fonctionnent aujourd’hui, je dirais «non». Parce qu’on ne peut pas se contenter d’acheter du matériel sans en assurer toutes les conditions de sa maintenance et sans motiver les ressources humaines. Je suis sûr qu’il y a quelque part un patient ou une patiente qui ne rencontre pas un sourire accueillant et à qui on demande parfois, en contrepartie des services qu’on lui offre, de mettre la main à la poche. J’en suis conscient. Le secteur est touché par la corruption. D’ailleurs, je me prépare à lancer une campagne anti-corruption.

Avez-vous gagné le pari d’améliorer la gouvernance des hôpitaux publics?
Quand je suis arrivé, j’ai pris les rapports de la Cour des comptes sur les hôpitaux. J’ai appelé l’inspection générale et les directions régionales et les directeurs des hôpitaux. Je leur ai dit «vous n’avez pas de projet d’établissement. Vous avez des organes de gouvernance que vous n’avez pas activés dans votre hôpital. Faites déjà ça». Ensuite, je me suis engagé à valoriser la fonction de directeur d’hôpital ou de médecin chef. Par un nouveau décret, on l’a assimilée à celle d’un chef de division, d’un directeur régional et d’un délégué. Dans les hôpitaux de proximité, comme celui de Demnate ou de Lksar Lkbir ou de Sidi Moumen, les directeurs seront assimilés à des chefs de service. Nous avons aujourd’hui des concours pour les postes de directeurs d’hôpitaux. L’attractivité est de retour. En retour de cette motivation, je leur ai demandé de lancer une campagne «zéro rendez-vous». Tous les directeurs se sont engagés. Aujourd’hui, nous avons atteint 40% des objectifs escomptés. D’ici la fin de l’année, plusieurs listes d’attente vont disparaître. Ensuite, je me suis attelé à revoir le décret de l’indemnité de la garde, l’astreinte et la permanence. Je reste confiant que je peux arriver à un résultat concret dans la loi de finances 2020. Ce n’est pas tout. Je travaille sur un autre dispositif d’incitation. Il s’agit d’une prime de performance ou de rendement. Je suis en train de travailler sur le montage financier. Heureusement, le ministère des finances est d’accord. Son budget sera prélevé sur les recettes supplémentaires des hôpitaux. Pour ce qui est de la révision salariale, l’enveloppe est plus importante, estimée à 1 milliard de dirhams. C’est une de mes priorités. La refonte du système de santé réserve une place de choix à l’élément humain. Ce n’est que de cette façon que nous pouvons stabiliser le personnel dans les hôpitaux publics.

Justement, comment comptez- vous faire pour convaincre les professeurs à ne pas quitter le public?
Aujourd’hui, je ne suis pas contre leur travail partiel dans le privé. Mais, à terme, il va falloir trouver une solution. Et la solution ne peut pas venir que du département de la Santé. Ce sont des professeurs qui relèvent de l’Enseignement supérieur. Pour ma part, je suis convaincu que c’est le moment de faire bénéficier les médecins et les professeurs des fruits des recettes de l’hôpital public. Je pense que les CHU de nouvelle génération peuvent générer davantage de recettes.

Est-ce que, dans l’élaboration du plan de santé 2025, vous avez anticipé par rapport aux problèmes du secteur qui ont émergé ces derniers temps?
Il y a deux piliers sur lesquels on est d’accord. Il va falloir renforcer l’offre de soins, qui demeure insuffisante eu égard aux disparités territoriales. Le gouvernement a créé, suite aux instructions de S.M. le Roi, le programme de réduction des disparités spatiales et sociales, dans lequel la santé occupe un volet important. Notre département engage 150 millions de dirhams annuellement pour les structures de santé dans le milieu rural, les ambulances, les logements du personnel… Nous nous attelons aussi à régler le problème des hôpitaux provinciaux avec un nombre de lits limité. Sur les 52 structures ciblées, il y en a 5 qui sont prêtes, avec une capacité totale de 1.000 lits. Il y a aussi des services de psychiatrie intégrée qui ont été rénovés et d’autres qui ont vu le jour, notamment à Inezgan, Meknès et Khénifra. A l’horizon, nous allons rattraper le déficit au niveau de certains territoires et renouveler le parc hospitalier (Beni Mellal, Mohammedia…).

Le Maroc est un exemple en matière d’éradication de la poliomyélite, du trachome, de la tuberculose, de la réduction de l’incidence du VIH, du taux de mortalité… Et de la veille sanitaire. Le Maroc est le pays qui n’a pas fermé ses frontières lorsqu’il y avait Ebola parce qu’il est sûr de son système de surveillance. C’est grâce à la performance de ce système qu’on a pu circonscrire ce phénomène et celui du N1H1 car à chaque fois il y a plus de peur que de mal. Le ministère va développer dorénavant davantage la communication de crise. Il y aura des publications sur le site du ministère par rapport à toutes les épidémies. Ce sera le rôle dévolu à l’Agence nationale de santé publique que nous voulons créer.

Et là je réponds à votre question qui est de savoir si le plan a anticipé. Je dis oui, la réforme qui est en train d’être mise en place se réfère à ce plan, mais également, bien entendu, aux orientations de S.M. le Roi et au règlement sanitaire international. Quand on s’engage dans un projet, on réfléchit à la question du financement. D’où l’accompagnement du ministère des Finances de notre plan d’actions. J’ai beaucoup mis l’accent dans le plan 2025 sur le financement innovant relatif, notamment, à la fiscalité et on ne peut que se réjouir qu’il y a eu une taxation sur les boissons gazeuses sucrées et que 320 médicaments ont été détaxés.

Comment parer au problème du manque de transparence de la facturation et de la tarification des soins dans le privé?
Le citoyen souffre du manque de transparence de la facturation et de la tarification des soins. Tout cela sera réglé si on actualise la tarification nationale de référence. Le but étant de réduire le reste à charge du citoyen, de baisser certains tarifs et de revoir à la hausse les tarifs d’autres actes médicaux. La dernière actualisation date de 2006. Nous avons beaucoup avancé sur ce dossier. Les concertations sont en phase finale. C’est une question de tarification, de contrôle et de transparence mais aussi de prévention. L’Etat engage des sommes importantes dans la campagne de vaccination. C’est gratuit pour tout le monde. Aujourd’hui, la CNSS et la CNOPS sont prêtes à nous accompagner pour la prévention par rapport aux vaccins et au dépistage précoce de certaines maladies. J’espère que les conventions seront signées avant la fin de 2019.

La rupture de certains médicaments vitaux dits «sociaux» est plus que jamais d’actualité. La politique de la baisse des prix démotive les laboratoires pharmaceutiques. Comment comptez-vous trouver une solution à ce dilemme?
D’abord, plus de 60% des médicaments sont fabriqués au Maroc. Ensuite, nous avons permis le développement des génériques. Cela veut dire que quand il y a rupture de médicaments, j’ai une alternative. Cependant, il y a des aléas extérieurs, qui ne dépendent pas de notre volonté. Plus de 40% de la matière première nécessaire à la fabrication des médicaments sont concentrés entre les mains de 3 pays (les Etats- Unis, la Chine et l’Inde), qui vendent naturellement au plus offrant. Nous continuons à encourager l’industrie pharmaceutique nationale pour fabriquer des vaccins et des sérums dans un cadre de partenariat public-privé. Et pour l’importation de certains médicaments essentiels en rupture, nous accordons des autorisations spéciales. La loi 17-04 impose à tous les fabricants d’avoir un stock de réserve d’un quart de la vente annuelle et à tous les distributeurs d’avoir un stock équivalent au 1/12.

J’ai adressé une circulaire aux pharmaciens responsables et aux laboratoires pour leur rappeler leurs obligations. Nous essayons de renforcer le contrôle. Par ailleurs, je suis en train de renforcer la mission de l’Observatoire national du médicament pour la rendre plus visible. Et nous sommes en train de mettre en place un système d’information intégrée au niveau de la direction du médicament et de la pharmacie, qui va être transformée en Agence nationale de la sécurité pharmaceutique avec un texte qui va être prochainement mis dans le circuit législatif. Ce système va permette de suivre en temps réel l’approvisionnement en médicaments au niveau des pharmacies, grossistes, répartiteurs, distributeurs et laboratoires.

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