
MYSTÈRE. L’affaire Monjib est-elle véritablement politique, comme le soutient le principal concerné? Et si oui, pourquoi? Quel crime a-t-il bien pu commettre que nous ignorons, et que lui aussi dit ignorer? Pourraitil n’être que la victime collatérale de machinations se jouant ailleurs?
Il est midi passé de 20 minutes, ce lundi 19 octobre 2015. Les nuages, visiblement gorgés d’eau, semblent à tout moment prêts à déverser des flots torrentiels sur la ville de Casablanca. Boulevard Brahim Roudani, une des principales artères de la métropole, une ambulance de couleur blanche fait son stationnement. A son bord, Maâti Monjib, on ne peut plus amoindri. L’historien, qui en est à son treizième jour de grève de la faim, semble avoir du mal à se mettre debout. C’est d’ailleurs en chaise roulante qu’il est hissé en haut du perron de l’imposante bâtisse servant de siège central à la Brigade nationale de la police judiciaire (BNPJ).
“Atteinte à la sûreté de l’Etat”
Convoqué trois jours plus tôt, vendredi 16 octobre 2015, par le directeur de la brigade, Mohamed Berrouayen, pour une mystérieuse, pour le moins, affaire d’“irrégularités financières” du temps où il présidait le Centre Ibn Rochd d’études et de communication. M. Monjib fait l’objet d’une interdiction de voyage. “L’intéressé est soumis à une procédure de fermeture des frontières conformément à des ordres judiciaires”, précisait dans un communiqué, le 11 octobre 2015, le ministère de l’Intérieur.
Mi-septembre 2015, M. Monjib devait se rendre dans la ville de Barcelone, en Espagne, pour un séminaire, organisé par l’Institut européen de la Méditerranée (IEMed) et le Centre d’études de la chaîne de télévision satellitaire panarabe “Al-Jazeera”, sur les changements historiques et les transitions politiques, vus, pour cette édition 2015, sous l’angle des médias de communication et du journalisme. Mais sur le point d’embarquer à l’aéroport international Mohammed-V de Casablanca, les agents de police lui apprennent qu’il lui est interdit de quitter le territoire. En protestation, il décide d’entrer une première fois en grève de la faim pendant trois jours. Déjà, de retour, quelques semaines plus tôt, en août 2015, d’un voyage en Europe, M. Monjib avait appris, “par pur hasard” nous avait-il affirmé alors, en remplissant la fameuse fiche de débarquement, qu’il était poursuivi pour “atteinte à la sûreté de l’Etat”. Des déclarations qualifiées de “dénuées de tout fondement”, à l’époque, par l’Intérieur, qui avait précisé que “ce dossier est soumis (...) à la juridiction compétente pour statuer sur cette affaire conformément aux lois en vigueur”, et que M. Monjib n’était aucunement “interdit de voyage”; encore moins “victime de menace de mort”.
Interdiction de voyager
Rebelote, cependant, le 6 octobre 2015. Invité, cette fois-ci, dans la capitale de la Norvège, Oslo, M. Monjib ne peut là aussi prendre l’avion, pour la même histoire d’“irrégularités financières”. C’est depuis que pour la deuxième fois, il refuse de s’alimenter; mais cette fois-ci, en grève ouverte. Depuis, de jour en jour, son état de santé paraît décliner. A vue d’oeil, sa silhouette semble avoir fondu comme neige au soleil. Ses pommettes, de plus en plus saillantes. Dimanche 18 octobre 2015, la veille de son audition par la BNPJ, il avait dû être transporté d’urgence au Centre hospitalier Ibn Sina (CHIS) de la capitale, Rabat, en raison d’un malaise cardiaque. Les problèmes de coeur de M. Monjib sont anciens. Il souffre également de diabète depuis de nombreuses années.
Le 13 octobre 2015, au bout de sa première semaine de grève, il s’était évanoui en raison d’une baisse de son taux de sucre. Pour autant, M. Monjib semble bien décidé à aller jusqu’au bout. Du moins, tant que d’après lui, les autorités continueront à lui refuser la possibilité de se rendre à l’étranger. Il se dit même prêt, comme il l’affirmait le 12 octobre 2015 au journal électronique “Al-Yaoum24”, “à trépasser”, dans la perspective contraire. “Mon interdiction de voyager à l’extérieur du Maroc est une interdiction politique et arbitraire”, soutient-il. Pendant son audition par les officiers de la BNPJ, qui a duré moins d’une demi-heure, M. Monjib n’aurait été questionné sur “aucun sujet particulier”, affirme-t-il. “C’est très flou, ils m’ont simplement accusé de faire commerce de mes opinions”, poursuit- il. Dans son proche enntourage, on se pose également des questions. Le journaliste du quotidien “Al-Massae” Soulaiman Raissouni, qui, au passage, copréside aux côtés du militant associatif Sion Assidon et de l’homme d’affaires Karim Tazi le Comité national de soutien à Maâti Monjib, lancé le 12 octobre 2015, invoque un procès fait à l’homme, en raison de sa médiation pour le rapprochement entre sécularistes et islamistes.
Un appui inattendu
“Pendant ce temps la Tunisie fête ses pairs, le quartet parrainant le dialogue national, récipiendaire du Prix Nobel de la paix”, regrette-til. L’Association marocaine des droits humains (AMDH), dont les locaux, à Rabat, accueillent M. Monjib depuis le début de sa grève, a également fustigé ce qu’elle a qualifié d’“acharnement”. Son président, Ahmed El Haij, a maintes fois apporté un soutien public à l’intéressé. Mais l’appui le plus inattendu provient sans doute du “New York Times”. Dans sa livraison du lundi 19 octobre 2015, le prestigieux quotidien américain a consacré son éditorial à l’affaire.
Celui-ci appelle notamment le gouvernement marocain à “stopper de harceler les journalistes”. Par ailleurs, un Comité de soutien international à M. Monjib a également été mis en place. Dans une longue tribune, vendredi 16 octobre 2015, rédigée par le journaliste et écrivain français Ignace Dalle pour le comité, celui-ci “appelle le gouvernement marocain à respecter le droit à la libre circulation de Maâti Monjib, et à mettre un terme à toutes les formes de harcèlement dont il est l’objet”. Le comité, présidé par le professeur universitaire Abdellah Hammoudi, comprend notamment le professeur émérite américain Noam Chomsky, l’écrivain Abdellatif Laâbi, l’universitaire Bachir Ben Barka et l’historien universitaire Mohammed Harbi. En outre, une pétition, sur le site web “Avaaz”, en soutien à M. Monjib a également été ouverte.
Inextricable écheveau
Dans les rangs de l’Exécutif, l’affaire semble gêner au plus haut point. Le ministre de la Justice et des Libertés, Mustapha Ramid, qui se dit l’“ami” de M. Monjib, a promis à son Comité de soutien national, qu’il a accueilli dans son cabinet le 14 octobre 2015, d’effectuer les “démarches” nécessaires; sans pour autant pouvoir s’ingérer, d’après ses dires, dans la procédure judiciaire; indépendance de la Justice oblige, clame-t-il. Par ailleurs, le Conseil national des droits de l’Homme (CNDH), présidé par Driss El Yazami, est également entré en ligne. Lui aussi invoque, cela dit, la nécessité de respecter l’indépendance de la procédure.
Cela étant, on peut légitimement poser la question: M. Monjib fait-il véritablement l’objet d’une cabale? En fait, pour un tant soit peu démêler l’inextricable écheveau, semblet- il, de l’affaire, il faut remonter non à la date où l’on a clairement signifié à l’historien qu’il lui était interdit de quitter le territoire national, mais près de deux ans plus tôt. En 2013, le journaliste Ali Anouzla, responsable du journal électronique “Lakome” (devenu, en août 2015, “Lakome2”), est arrêté en raison de la diffusion d’une vidéo attribuée à l’organisation terroriste Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) incitant au terrorisme au Maroc. Quelques jours plus tard, le parquet général demande au juge d’instruction près la Cour d’appel de Rabat de mener une enquête. M. Anouzla est accusé de “fournir délibérément de l’aide à qui veut commettre des actes terroristes, les moyens d’exécution d’un crime terroriste et faire apologie d’actes constituant un crime terroriste”. Plusieurs personnalités publiques marocaines connues pour leur engagement associatif montent au créneau. Parmi elles, M. Monjib. Ces personnalités décident de s’unir au sein d’un comité de soutien d’abord “informel”, puis dans la foulée, début 2014, donnent naissance au Comité de protection de la liberté de presse et d’expression, rebaptisé depuis “Freedom Now”.
L’homme à abattre
Soixante-sept personnalités, dont principalement des journalistes, le constituent au départ. “Freedom Now”, dont la présidence est confiée à M. Monjib en raison de sa “stature” et de sa “probité” intellectuelles, nous indiquent ses proches, souhaite peu après sa création déposer son dossier juridique auprès de la wilaya de Rabat. Mais celle-ci aurait, à “plusieurs reprises”, affirme l’association, refusé de le réceptionner. Las, une poursuite est même engagée auprès du tribunal administratif de Rabat, mais celle-ci est “rejetée”, explique par la suite “Freedom Now”, au prétexte que “Freedom Now” ne dispose ni d’un jugement ayant la force de la chose jugée, ni d’un récépissé administratif de dépôt de dossier. Un “abus”, fustige l’association. En coulisses, “Freedom Now” est accusée de servir des “agendas étrangers”.
Des allégations que rejette en bloc M. Monjib. “Si je devais rouler pour quelqu’un, j’aurais roulé pour mon propre pays”, nous déclare-t-il, sans ambages, lorsque nous lui posons la question. Ceci n’empêche que dès lors, l’historien semble, du moins en apparence, enfiler le costume peu enviable d’homme à abattre. Mais ce n’est pas lui que l’on touche directement, dans un premier temps. D’abord, le Centre Ibn Rochd aurait commencé à subir des “harcèlements”; raison pour laquelle M. Monjib explique sa fermeture en décembre 2014. Ensuite, c’est l’Association marocaine de journalisme d’investigation (AMJI), qu’il préside également, qui paraît visée.
En mars 2015, Hicham Mansouri, chef de projets de l’association, est condamné pour une sombre histoire de “préparation d’un local pour la prostitution et participation à un adultère avec une femme mariée”, verdict confirmé en appel. Mais les conditions entourant tant l’arrestation que le procès du jeune journaliste, 35 ans, sont des plus troubles. L’Organisation non gouvernementale (ONG) internationale “Reporters sans frontières” (RSF) évoque, dans un long communiqué consacré, en avril 2015, à l’affaire, des “irrégularités”. M. Mansouri n’est cependant pas le seul membre de l’AMJI à avoir affaire aux autorités.
Une affaire politique?
Son compère Samad Iach, passé également par le Centre Ibn Rochd, est longuement interrogé, en août 2015, au siège de la BNPJ. Lui aussi fait l’objet, nous confie-t-il, d’une interdiction de quitter le territoire national –il vient d’ailleurs d’être empêché de se rendre, ce mercredi 21 octobre 2015, en Tunisie. Même l’ancienne présidente de l’AMJI, qui a pourtant coupé le cordon avec l’association depuis fin 2014, sera cuisinée pendant “plus de trois heures” dans les locaux de la police judiciaire, sans jamais vraiment pouvoir mettre le doigt, nous déclare-t-elle, sur les véritables dessous de sa convocation. A tout le moins, l’affaire Monjib semble encore loin d’avoir fini de livrer tous ses secrets.
Est-elle véritablement politique, comme le soutient le principal concerné? Et si oui, pourquoi? Quel crime a-t-il bien pu commettre que nous ignorons, et que lui aussi dit ignorer? Pourrait-il n’être, comme semblent l’indiquer plusieurs indices, que la victime collatérale de machinations se jouant ailleurs, sans que nous puissions véritablement déterminer où? Des questions auxquelles seules les prochaines semaines pourraient, peutêtre, apporter une réponse.