S’il est bien un mouvement en plein essor ces derniers temps, c’est le salafisme. Alors qu’ils étaient traités comme des parias de longues années durant, surtout au lendemain des sanglants «attentats du 16 mai» (45 morts dans la ville de Casablanca en 2003, dont 33 victimes civiles), les salafistes sont partout courtisés, à droite comme à gauche de l’échiquier politique national. Au cours de la campagne des élections communales et régionales du vendredi 4 septembre 2015, le secrétaire général du Parti de l’Istiqlal (PI), Hamid Chabat, a notamment pris publiquement position en leur faveur.
Des fins politiciennes
Lors d’une conférence de presse, le 22 août 2015, au siège de la formation dans la capitale, Rabat, il a appelé à «clore au plus vite ce dossier». «Les droits du peuple n’excluent aucun fils du peuple», a-til plaidé. Au passage, il a demandé le retour d’Abdelkrim Moutiî, le fondateur historique du mouvement islamiste au Maroc, réfugié depuis 1975 à l’étranger, en raison de son implication présumée dans l’assassinat, le 18 décembre de la même année, d’Omar Benjelloun, une des figures de proue, à l’époque, de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), le parti politique de gauche.
Pour ceux qui connaissent l’Histoire du PI, la prise de position de M. Chabat n’a pas de quoi surprendre: la figure emblématique du parti, Allal El Fassi, aimait lui aussi à se réclamer du salafisme, mais dans l’acception originelle du terme, c’est-à-dire une pratique religieuse rigoriste inspirée des premiers temps de l’Islam, loin de la violence retransmise à longueur de journée, aujourd’hui, sur les chaînes de télévision satellitaires. Mais dans la conjoncture actuelle, ces propos ont tout l’air de servir des fins strictement politiciennes. «Les déclarations de M. Chabat m’ont bien fait rire», nous déclare Abdelkrim Chadli, salafiste de la première qui vient de se joindre, en mai 2015, après plusieurs années de clandestinité, au Mouvement démocratique et social (MDS), le parti fondé par Mahmoud Archane.
Relations crispées
Le PI n’est pas le seul parti que l’on pourrait accuser de tenter de récupérer le mouvement. Le Parti de la justice et du développement (PJD), principal parti de la majorité gouvernementale, le fait depuis plusieurs années déjà. Dans la ville de Marrakech notamment, il a longtemps compté sur l’appui du Cheikh Mohammed Maghraoui, un des plus importants leaders du mouvement salafiste au Maroc. Grâce à lui, le parti de la lampe avait pu rafler plus de la moitié des sièges de la préfecture de la cité ocre aux élections législatives de 2011. Mais d’après nos informations, les relations entre le vieux cheikh et le PJD se sont crispées ces derniers temps.
Cheikh Maghraoui aurait été «extrêmement déçu» par la conduite de la formation islamiste des affaires du pays. Pour les communales et les régionales, il a appelé à voter pour les «personnes intègres qui servent la religion et le pays». Ses partisans seraient nombreux à voter, chacun selon sa circonscription, pour des candidats du Parti authenticité et modernité (PAM), de l’Union constitutionnelle (UC) et du Rassemblement national des indépendants (RNI).
C’est dire que le vote des salafistes est l’un qui compte le plus, désormais, à l’heure des élections. D’autant qu’ils sont amenés à jouer, dans le futur, un rôle de plus en plus déterminant dans les affaires politiques du pays, bien que les services de sécurité veillent, mais de loin cela dit pour le moment, toujours au grain.
Depuis 2011, dans la foulée de la grâce dont ils avaient bénéficié de la part du roi Mohammed VI, plusieurs figures du salafisme ont commencé à rejoindre des formations bien installées dans le paysage politique national. Les premiers avaient été Mohamed Abdelwahab Rafiki, plus connu sous son surnom d’«Abou Hafs», Omar El Haddouchi ainsi que trois autres personnalités moins connues du mouvement au secrétariat général du Parti de la renaissance et de la vertu (PRV), un parti d’obédience islamiste issu, pour l’anecdote, d’une scission en 2005 du PJD.
Un vote qui compte
Mohamed Fizazi, lui, un autre cheikh salafiste bien connu des médias, avait révélé à Maroc Hebdo, en mai 2015, qu’il était disposé à entrer en politique dans la perspective des élections législatives prévues en septembre 2016. Son nom a notamment été associé au PRV, tout justement, au PJD, aussi, mais également au… PAM, un parti qui, s’il se dit progressiste en première instance, n’en manque pas moins de ratisser le plus large possible, même dans les rangs salafistes. Mais le parti dont on a le plus parlé ces derniers mois est le MDS.
Outre M. Chadli, il s’apprêterait également à connaître le ralliement de 400 personnalités salafistes séjournant actuellement en prison, mais étant, tous, aux dires du secrétariat général du MDS, revenus sur leurs idées violentes. En juillet 2015, à la fin du mois de Ramadan, d’après nos informations, une liste initiale de 90 prisonniers salafistes aurait été transmise, au nom de M. Chadli, par M. Archane au Cabinet royal en vue d’une éventuelle grâce. Les services de sûreté mèneraient actuellement l’enquête à leur propos.
Montée en puissance
La liste comprendrait entre autres les noms d’Abdelkader Belliraj, condamné en 2008 à perpétuité, et Hassan El Khattab, condamné lui aussi, la même année, à 25 ans de prison, les deux pour des faits liés au terrorisme. Autant de noms qui, s’ils recouvraient le chemin de la liberté, seraient disposés à peser de tout leur poids, au profit du MDS, dans la balance électorale.
Dans ce maelstrom, c’est le PJD qui semble observer avec le plus de circonspection le déroulé des événements. Alors qu’il avait jusquelà, pratiquement à lui seul, l’apanage de l’islamisme partisan, voilà que d’autres partis, comprenant, désormais, des personnalités d’une légitimité symbolique tout au moins égale, venus le concurrencer sur son propre terrain.
Déjà qu’à l’époque où MM. Abou Hafs et El Haddouchi avaient rejoint le PRV, plusieurs membres du PJD n’avaient pas hésité à tirer à boulets rouges sur le secrétaire général du parti du soleil, Mohamed Khalidi, le taxant notamment, dans une certaine presse islamiste, d’«opportunisme». La montée en puissance d’autres partis à l’instar du MDS, usant pratiquement des mêmes ingrédients, voire la concurrence de plus en plus accrue sur le terrain de jeu de l’islamisme, notamment du PI, devrait certainement l’amener à rebattre ses cartes à l’avenir, sinon proche, du moins pas si lointain.