Le spectre du Rif

Nizar Baraka

L'Istiqlal veut exorciser


Alors que la région du Rif est en pleine ébullition, le secrétaire général de l’Istiqlal se dit prêt à présenter les excuses de son parti aux Rifains pour son implication dans la répression de la révolte de 1958.

Au moment de la révolte du Rif de 1958-59, sur fond (déjà) de revendications socio-économiques mais aussi, à l’époque, politiques, Nizar Baraka n’était pas encore né -il n’a vu le jour qu’en février 1964, soit plus de cinq ans après la fin de la révolte. Ceci explique peut-être en partie le fait que le secrétaire général du Parti de l’Istiqlal (PI) ait moins de scrupules par rapport à ses aînés qui l’ont précédé à ses actuelles fonctions à aborder le sujet, sachant que le parti de la balance est accusé d’avoir participé, aux côtés des Forces armées royales (FAR), à la répression de la révolte, selon ce qu’ont plus tard rapporté des témoins d’époque.

Une réparation inachevée
Intervenant ce vendredi 6 juillet 2018 devant un parterre de militants dans la ville d’Al-Hoceïma, en proie depuis octobre 2016 à l’énième mouvement de protestation, donc, de l’histoire du Rif et dont les principaux leaders ont été condamnés le 26 juin 2018 à des peines allant jusqu’à vingt ans de prison ferme par la justice, M. Baraka n’a ainsi pas eu froid aux yeux de faire part de la disposition du PI «à présenter ses excuses au cas où la responsabilité de certains de ses membres dans les tragédies subies (...) est avérée». «La réparation collective dans le Rif n’a pas été achevée,» a-t-il affirmé. La date de naissance de M. Baraka n’est cependant pas pour minimiser ses déclarations, puisque la révolte de 58-59 reste un sujet épineux dans l’historiographie du PI. Le journaliste maroco-néerlandais Mohamed Ameziane, qui n’est autre que le fils du meneur de la révolte, Mohamed Sellam Ameziane, y a vu une marque de «courage» de la part du «zaïm» istiqlalien. «Le dépassement des douleurs personnelles est une pierre angulaire de la culture de la réconciliation et de la franchise,» a-t-il commenté.

Ce déplacement de M. Baraka à Al-Hoceïma est donc intervenu à un moment où le Rif est en pleine ébullition, surtout depuis la condamnation des leaders de la contestation, et fait que PI est pour l’heure la seule force politique tentant vraiment de prendre le taureau par les cornes, au lieu de se contenter de simples déclarations de principe ou d’appeler à des marches sans lendemain.

“Une opposition élégante”
Dès l’ébruitement des jugements à l’encontre des activistes, le parti a été le premier à les qualifier de «sévères» et appeler à les revoir, de sorte à ne pas envenimer les choses plus qu’elles ne le sont déjà. Son groupe parlementaire à la Chambre des représentants, le groupe istiqlalien de l’unité et de l’égalitarisme, avait pris l’initiative de poser le sujet sur la table au parlement le 3 juillet 2018, en appelant à discuter la situation des droits humains au Maroc. Le PI souligne la responsabilité du gouvernement, coupable de ne pas avoir pris les bonnes initiatives à temps, et de s’être même posé parfois en simple spectateur, au lieu de se mettre à travailler sur un plan de sortie de crise concret. «Le gouvernement n’a pas joué son rôle,» a fustigé M. Baraka à Al-Hoceïma. Il ne faut pour autant pas s’y tromper en voyant dans l’action du secrétaire général au Rif un coup d’éclat isolé; tant s’en faut. En vérité, le concerné semble s’être mis en tête, depuis sa prise de fonctions en octobre 2017, de secouer le cocotier et, surtout, taper là où il faut, sans pour autant se départir du flegme que beaucoup de ceux qui le côtoient de près lui connaissent.

Vide institutionnel
«Quelques mois après son élection à la tête du parti, Nizar est passé d’un soutien critique à la politique gouvernementale à une vraie opposition. Devant l’atonie du PAM (Parti authenticité et modernité), l’Istiqlal a décidé d’accomplir sa mission d’opposant en attirant l’attention de l’opinion publique par des propositions sérieuses et constructives. Ce n’est pas une opposition frontale mais une opposition élégante qui veut préparer les Marocains à une alternative au gouvernement actuel mené par le parti de la lampe,» témoignait récemment, visiblement admiratif, un responsable du PI sur les pages du journal électronique Médias24. Lorsque nous l’avions rencontré en septembre 2017 à Rabat, quelques semaines avant son élection, le principal intéressé se revendiquait lui-même de cette ligne de conduite. «Le parti doit mettre en avant une vision, donner du sens à ce qu’il défend et à son programme, » nous confiait-il. Ces dernières semaines, le PI a notamment fait l’actualité avec sa proposition de «révision immédiate » de la loi des finances, soumise sous forme de mémorandum le 29 mai 2018 par ses groupes parlementaires aux deux chambres du parlement et qui consiste en plusieurs mesures -huit, au total- visant à améliorer les revenus, protéger le pouvoir d’achat et soutenir l’emploi.

M. Baraka a d’ailleurs été, à ce titre, reçu le 27 juin 2018 par le Chef du gouvernement, Saâd Eddine El Othmani, à son domicile dans la ville de Salé. Ce dernier Nizar Baraka. était notamment accompagné du ministre d’État chargé des Droits de l’Homme, Mustapha Ramid, et du ministre délégué aux Relations avec le Parlement et la Société civile, porte-parole du gouvernement, Mustapha El Khalfi. Venu à la tête d’une délégation de plusieurs dirigeants istiqlaliens, M. Baraka a appelé M. El Othmani à accélérer le lancement de réformes susceptibles de sortir le pays de la crise sociale dans laquelle il est enfoncé depuis plusieurs mois et qui s’illustre notamment par le mouvement de protestation au Rif et surtout, depuis le 20 avril, le boycott de plusieurs produits de grande consommation.

Alternative crédible
«Nous avons estimé que la réponse au contenu du mémorandum du parti aurait pu contribuer à la dissipation de l’état de tension sociale et au lancement d’un véritable débat au sein des institutions sur le pouvoir d’achat des citoyens, au lieu de laisser l’initiative en dehors des institutions élues et de la société civile organisée, avec ce que cela a comme répercussions sur l’économie nationale, comme cela est le cas avec le phénomène du boycott,» avait-il regretté. Ce vide institutionnel, M. Baraka y avait déjà fait pièce en mars 2018 au cours du forum qu’organise chaque semaine à son siège dans la capitale, Rabat, l’agence de presse MAP (Maghreb arabe presse), en mettant en cause «l’attentisme, l’hésitation et l’improvisation» observés selon lui à ce niveau.

«Nous sommes convaincus qu’il faut une transition réelle cette année,» avait-il plaidé. Cela va sans dire que par son dynamisme, son opposition «nationaliste et constructive qui ne vise ni les personnes ni les partis» comme il tient à chaque fois à le préciser, le PI tranche actuellement sur la scène politique nationale. D’aucuns le considèrent d’ailleurs comme une alternative crédible au Parti de la justice et du développement (PJD) pour prendre la tête du gouvernement en 2021, date prévue des prochaines élections législatives, alors même que le parti islamiste a déçu une grande partie de son électorat en raison de son échec à mettre fin à la corruption, comme il s’y était engagé à son arrivée. En plus de pouvoir récupérer une partie de l’électorat conservateur, qui historiquement votait pour lui avant, donc, l’avènement du PJD, le PI peut également espérer convaincre une partie des jeunes, dont beaucoup boycottent les scrutins électoraux. En cela, la figure intergénérationnelle de M. Baraka peut grandement contribuer.

Convaincre les jeunes
Le secrétaire général de PI peut également s’enorgueillir de son bagage d’économiste de formation -docteur en sciences économiques de l’Université d’Aix-Marseille-, et il a d’ailleurs été ministre de l’Économie et des Finances dans le gouvernement Abdelilah Benkirane, avant d’être désigné président, en août 2013, du Conseil économique, social et environnemental (CESE) par le roi Mohammed VI, fonction qu’il occupe parallèlement toujours.

«Ses compétences en économie le distinguent de ses adversaires car tous les problèmes actuels qui se posent aux Marocains sont par excellence de nature économique. Ainsi, les revendications sociales et les réactions populaires découlent toutes de l’économie, » analysait le responsable istiqlalien cité par Médias24. En tout cas, M. Baraka aura eu le mérite de remettre d’aplomb un parti qui, de son propre aveu à son arrivée, était «en lambeaux», en raison d’années de gestion catastrophique de la part de son prédécesseur, Hamid Chabat.

Ce dernier avait fait du PI le paria de la politique nationale en l’isolant au fur et à mesure, d’abord en le faisant sortir du gouvernement Benkirane en mai 2013 sans pour autant avoir de visibilité par rapport à la suite, puis en se mettant à dos aussi bien l’État, accusé en février 2016 de «mainmise sur le jeu politique», que même… les autorités mauritaniennes, après qu’il eût traité la voisine du Sud, en décembre 2016, de «province marocaine».

M. Baraka a également réussi à mettre fin aux dissensions internes qui minaient le parti, et que M. Chabat justement mettait à profit, en appliquant le précepte machiavélien vieux comme le monde «diviser pour mieux régner». Ainsi, à l’orée du congrès d’octobre 2017 qui l’avait porté au pouvoir, l’actuel leader istiqlalien faisait consensus comme rarement autour de lui dans l’histoire du PI, en parvenant à mettre d’accord des personnalités aussi différentes que parfois contradictoires que le Sahraoui Hamdi Ould Rachid, député-maire de Laâyoune, ou encore le Rifain Noureddine Moudiane, président du groupe istiqlalien à la Chambre des représentants.

Leader du consensus
Comme il l’a reconnu plus tard à des proches, M. Chabat ne s’était présenté face à lui que parce qu’il ne pouvait pas perdre publiquement la face. Aussi, les élections des différents appareils du parti, que ce soit le comité exécutif -le 8 octobre 2017- ou encore le conseil national -le 21 avril 2018- se sont passées sans véritables ambages si l’on excepte l’anecdote des assiettes volantes au congrès, due au clan du secrétaire général sortant qui tentait d’intimider les soutiens de M. Baraka. Pas si inatteignable que cela donc, l’objectif 2021? Si le PI ne part certainement pas favori et devra combler son retard sur des partis comme le PJD et le PAM qui disposent de plus du double des sièges au Parlement, trois ans peuvent ceci dit beaucoup changer à la donne...

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