L'échec du système scolaire a été annoncé depuis 60 ans

Mustapha Sehimi

LE SINISTRE


Charles-André Julien avait dénoncé un système d’apartheid scolaire pénalisant les enfants des classes populaires et moyennes.

Ancien doyen de la faculté des lettres de Rabat, Charles-André Julien avait démissionné de cette charge à la fin octobre 1960. Il n’a pas manqué, dès son départ, d’adresser une lettre d’explication à feu SM Mohammed V. Une lettre? Plutôt un audit franc et argumenté de la situation qui prévalait alors dans le secteur éducationnel.

Un diagnostic qui garde, par bien des traits, toute sa pertinence et son actualité. Sur l’arabisation, il était partisan qu’elle se fasse “par le haut”, faute de quoi elle risquait de faire du Maroc en peu d’années “un pays intellectuellement sous-développé”. Sur le paradoxe d’un système dual avec, d’un côté, l’école marocaine arabisée et, de l’autre, la Mission française, il avait mis en garde contre un “Maroc de deux classes sociales: celle des “privilégiés” à des postes de commande et celle de “la masse cantonnée”, du fait de son cursus arabe médiocrement organisé, dans des fonctions subalternes.

Enfin, sur l’efficience du département de l’Éducation nationale, il avait mis le doigt sur sa lourdeur et l’improvisation de sa politique. Durant des décennies, voilà bien le tableau malgré la trentaine de ministres qui se sont succédé, les uns liés à des partis (PI, USFP, PPS, PSD et PAM), les autres présentés comme des “technocrates”. Sur le mal, ses origines et ses symptômes, les voix étaient pratiquement convergentes.

Mais c’est sur la thérapie que les défaillances ont été majeures même si des “réformes” ponctuelles ont pu être mises en oeuvre. Pourquoi, globalement, un tel échec, voire un sinistre? Au moins pour deux raisons. La première a trait à la difficulté d’un consensus sur le modèle éducationnel. Des rigidités de toutes sortes prévalent, des dogmes sont proclamés, des corporatismes veillent au statu quo.

Et puis, autre chose aussi: l’école comme enjeu de pouvoir. L’arabisation de l’enseignement au Maroc – mais également en Algérie et en Tunisie– a été instrumentalisée comme principal thème de mobilisation identitaire, sauf à relever que les enfants de l’élite peuplaient les écoles françaises, américaines ou autres. S’est ainsi installée et confortée une sorte de système d’apartheid scolaire pénalisant les enfants des classes populaires et moyennes et les maintenant dans une nasse.

L’arabisation a été incomplète et elle n’a pas embrassé des secteurs comme la médecine, les sciences et les techniques. L’on a parlé à cet égard de “bilinguisme sauvage” en ce sens que les élèves de l’école publique ne maîtrisaient vraiment ni l’arabe classique ni le français pour pouvoir poursuivre des études supérieures dans des conditions appropriées. L’institution scolaire a ainsi surdéterminé sa fonction de reproduction et de recrutement élitiste. Mais, au Maroc, s’y ajoute un autre facteur particulier: celui de la barrière linguistique agissant comme un discriminant accroissant la contestation d’un “ordre” social aussi inégalitaire.

Aujourd’hui, ce grand chantier est ouvert. Il n’a que trop tardé d’ailleurs et c’est la commission supérieure de l’éducation qui s’y est attelée. Une vision a été définie d’ici 2030 sur la base d’un nouveau format et d’un référentiel de valeurs de l’école de demain. Une loi-cadre doit acter les axes de cette approche. Il reste sa traduction déclinée autour de programmes, d’objectifs et de moyens. Ce qui requiert une forte dose de volontarisme, d’accompagnement, de suivi… et de mobilisation!

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