LES CITOYENS INVISIBLES

MUSTAPHA SEHIMI

LA COHÉSION SOCIALE À L’ÉPREUVE


La dynamique sociale se déclenche hors du champ institué; elle mobilise et libère ses énergies propres pour donner diverses formes de contestation.

Maroc composite, Maroc pluriel, Maroc des contrastes: autant de qualificatifs conventionnels, pourrait-on dire. Mais aujourd’hui en cette fin 2018, qu’en est-il au vrai? Le bilan évaluatif qui peut être dressé à grands traits nourrit de fortes interrogations. N’est-ce pas en effet le Souverain qui a appelé instamment, voici treize mois, devant le Parlement au réexamen du modèle de développement? Pas vraiment un satisfecit sur les deux décennies écoulées depuis le cabinet d’alternance de Abderrahmane Youssoufi formé en mars 1998. Trois autres cabinets lui ont succédé (Driss Jettou, Abbas El Fassi, Abdelilah Benkirane); et le quatrième, celui d’El Othmani, est en responsabilité depuis avril 2017, soit dix neuf mois.

Tout ce monde-là a sans doute fait ce qu’il a pu –ou ce qu’il a su– mais, au final, nous en sommes là! Et voilà de nouveau le Roi qui reprend cette problématique, devant le Parlement, le 12 octobre 2018, mais cette fois pour demander, dans le cadre d’une commission ad hoc, à ce que la réflexion nationale finalise dans les trois mois –soit à la mi-janvier 2019 en principe– l’économie d’un nouveau modèle de développement. Comment s’articulera-t-il? Quelle sera sa substance? Quel projet de société mettra-t-il en exergue? Et dans le cadre de quelle vision économique, sociale, politique et culturelle?

Dans ce «brainstorming» visant à une résolution créative et collective, quelle place sera faite alors à ceux qui n’ont pas voix au chapitre, les citoyens invisibles? On parle pour eux, on se dote volontiers d’un mandat de représentant et de porte-parole et on va leur imposer les bonnes «recettes» que l’on va éventuellement trouver.

Mais qui sont-ils, au fait, ces millions de personnes tellement absentes, relevant pratiquement de l’impensé? Ils sont une masse importante dans une cohésion sociale de plus en plus éclatée. L’on y trouve, pêle-mêle, des catégories et des tranches d’âge englobant, entre autres, les jeunes, les vieux, les femmes, les ruraux... La société arrive-t-elle à faire montre de sa capacité à tenir ensemble verticalement, dans la relation entre les individus et la société, mais aussi horizontalement, entre ceux-ci et leurs organisations au sein de la société? La solidarité accuse aujourd’hui une forte contraction. Personne ne peut évacuer les nouvelles priorités de la politique publique sociale dans la redistribution, l’assistance même, pour limiter les inégalités. Il reste que la fracture sociale persiste et c’est surtout son ressenti qui est plus vif et plus fort. L’économie; elle, peut-elle s’absoudre de sa responsabilité dans le modèle actuel inégalitaire? Ni la fiscalité ni des facteurs de reproduction comme le capital ou l’emploi ne permettent à renforcer la cohésion sociale; tant s’en faut. Pas davantage, le politique n’aide à conforter celle-ci; bien au contraire, il accentue même les facteurs de délitement de celle-ci.

Il faut y voir, sans doute, l’épuisement des fonctions de représentation politique et d’intermédiation sociale. La dynamique sociale se déclenche hors du champ institué; elle mobilise et libère ses énergies propres pour donner diverses formes de contestation -Hirak d’Al Hoceima, Jerada, Zagora et aujourd’hui les jeunes avec cette histoire de GMT+1. Ce sont des vannes qui ont cédé, libérant des forces latentes et emportant tout sur leur passage, au plan local, régional voire même national –c’est tout de même singulier qu’un gouvernement ait été tenu en haleine et contesté durant deux semaines avec cette heure légale…

De là à croire que la cohésion sociale est de plus en plus fortement bousculée et qu’elle devient même heurtée et chaotique, il n’y a qu’un pas. En d’autres termes, faut-il en prendre son parti et gérer au mieux dans un «mix» combinant en même temps le sécuritaire, le social, la participation aussi? Mais comment être entendu et écouté? La communication institutionnelle traditionnelle –radio, télévision, presse écrite– marque le pas; elle subit une forte concurrence des réseaux sociaux. Précisément, les citoyens invisibles, tellement pénalisés et exclus par un modèle de développement si peu inclusif, retrouvent un statut comme internautes. Une voix, une citoyenneté digitale pour devenir audibles … et visible!

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