LES LOBBIES FONT LA LOI

MUSTAPHA SEHIMI

BOISSON SUCRÉES, HYDROCARBURES


Faut-il que les consommateurs répliquent la mobilisation des «gilets jaunes» en France, pour que le gouvernement ne se plie pas à la loi des lobbies?

Ce qui se passe au Parlement à propos de la TVA spéciale sur les boissons sucrées et de la correction des prix des sociétés pétrolières pose problème. Les lobbies de ces deux secteurs marchands ont, pour l’heure, réussi à faire plier le gouvernement et, partant, à faire prévaloir leurs intérêts. Des groupes qui se mobilisent au sein de l’appareil d’État ou de ses institutions –en particulier le Parlement-, voilà bien qui est conventionnel. Auprès du Congrès américain, de la Commission de l’UE à Bruxelles ou du Parlement européen à Strasbourg, à Paris, Madrid ou ailleurs, les lobbies ne sont pas des opérateurs clandestins; ils sont déclarés; ils ont un statut; ils sont publics.

Tel n’est pas le cas au Maroc. Le lobbying marche, il se porte même bien, il est prospère donc et aussi actif, voire «activiste»… Est-ce illégitime et répréhensible? La réponse négative s’impose à l’évidence parce que des citoyens, des groupements, des secteurs d’activité sont fondés à oeuvrer et à conjuguer leurs efforts pour tenter de préserver leurs droits et/ou leurs intérêts et, le cas échéant, à assurer leur optimisation. Le tissu social n’est pas d’une seule facture, avec une texture unique; il s’articule autour d’une multitude de structures (famille, entreprise, organisation, corporation…) qui lui donnent cette maille à nulle autre pareille. Une société est un corps vivant, une communauté dont toutes les composantes n’ont ni le même statut ni des intérêts toujours partagés.

Mais, pour revenir à notre vie domestique, la problématique de la place et du rôle des lobbies se présente avec des termes de référence bien différents. Celui des industries du soda, avec les boissons sucrées, qui en l’état, ont de fortes incidences sur la santé publique. Une taxation a été proposée dans le projet de loi de finances 2019 et votée par la Chambre des représentants; elle vient d’être «sucrée», si l’on ose dire par la Chambre des conseillers; le dernier mot reviendra à la première chambre. La teneur en sucre dans les sodas nuit à la santé des Marocains au-delà de 5g/100 ml. Cette taxe rapporterait quelque 500 millions de dirhams bien précieux pour financer le Fonds de cohésion sociale dédié aux projets de santé tournés vers les populations vulnérables.

Autre illustration des effets néfastes et condamnables des lobbies: le dossier encore en instance du prix de l’essence et du gasoil. La question d’une régulation de leurs prix est en débat depuis plus d’un an. Les sociétés de ce secteur ont bénéficié de la libération des prix en décembre 2015 sans que le gouvernement n’institue en même temps un mécanisme de contrôle. Elles ont ainsi réalisé un surprofit de quelque 13 à 17 milliards de dirhams au cours de l’exercice 2016 puis 2017 par suite à la non-répercussion de la baisse du baril de pétrole à ces dates-là. Le gouvernement a paru prendre en charge cette question; le ministre concerné, Lahcen Daoudi, a multiplié les réunions avec les professionnels pétroliers mais sans résultat probant. Pour l’heure, il paraît se distinguer surtout par des gesticulations médiatiques sans arriver à faire prévaloir la baisse de 60 centimes le litre qu’il proposait (Lire pages 22/24). Le pouvoir d’achat des citoyens, ici, est directement en cause, dans les transports en commun, les cyclomoteurs ou les voitures. Faut-il que les consommateurs répliquent la mobilisation des «gilets jaunes» en France, sous telle ou telle forme, pour que le gouvernement ne se plie pas à la loi des lobbies?

C’est l’autorité de l’État qui est fragilisée. Elle met en équation la santé des citoyens dans le premier cas; elle est malmenée aussi en faisant l’affaire de gains spéculatifs indus des pétroliers. Elle nuit à la crédibilité et à la légitimité des instituions déjà passablement à l’épreuve dans cette phase laborieuse de construction démocratique. Elle ne conforte pas la confiance en la capacité des décideurs publics –gouvernement et parlement- à faire prévaloir l’intérêt général sur des intérêts catégoriels. Cet aspect-là, c’est aussi l’une des composantes d’un nouveau modèle de développement devant être portée et prise en charge. Mais par qui?.

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