Othmani et Benkirane, une guerre sans merci


Lutte fratricide entre l’actuel chef du gouvernement et son prédécesseur


Déjà dans les années 1970, au sein du mouvement Ach-Chabiba al-Islamiya, les relations entre les deux hommes étaient conflictuelles .

Il en faudrait, nous assure-t-on auprès de l’entourage de Saâd Eddine El Othmani, pour faire sortir l’actuel chef de gouvernement et secrétaire général du Parti de la justice et du développement (PJD) de ses gonds. L’homme est réputé être d’un calme olympien, digne d’un maître zen, et d’aucuns jurent ne l’avoir jamais vu élever la voix. «C’est la tranquillité incarnée,» nous déclare notre source. C’est donc bel et bien une performance, une nouvelle, une autre, que serait en train de réussir Abdelilah Benkirane sur le dos de son successeur à la primature et à la tête du PJD, qui, lui, semble loin d’en avoir fini avec ce qui, dans un film d’épouvante, s’apparenterait à son double maléfique. Des sources nous affirment que derrière les sourires, M. El Othmani serait ainsi entré dans une colère noire au moment où, le 3 février 2018 lors du sixième congrès de la jeunesse du PJD, M. Benkirane tenait son discours où il avait pêlemêle réglé ses comptes avec le secrétaire général du Rassemblement national des indépendants (RNI), Aziz Akhannouch, le premier secrétaire de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), Driss Lachgar, et bien sûr le fameux «tahakkom».

Tact et diplomatie
Des propos qui, bien évidemment, ne pouvaient que faire tressaillir une majorité que l’on disait déjà fragile, au point que M. El Othmani avait dû réunir, le 8 février à son domicile au quartier de Hay Salam à Salé, les dirigeants des cinq partis prenant part à son gouvernement pour s’en excuser. On avait même parlé d’un boycott par le RNI du conseil du gouvernement qui s’était tenu quelques heures avant cette réunion suite aux absences de M. Akhannouch en tant que ministre de l’Agriculture et de plusieurs de ses ministres, à savoir notamment Mohamed Aujjar (Justice), Mohamed Boussaïd (Économie) et Moulay Hafid Elalamy (Industrie), mais ces derniers étaient tout simplement en déplacement (respectivement à Berlin, Tokyo, Abou Dhabi et Laâyoune). «La crise» n’aurait toutefois que de peu été évitée. «Il faut un minimum de cohésion et de respect, » a ainsi déclaré M. Akhannouch lors de son passage, ce 3 mars, à l’émission Confidences de presse sur 2M. Pour l’instant donc, M. El Othmani semble toujours tenir la corde. Les dirigeants de la majorité n’avaient en tout cas pas fait de vagues lors de la signature, le 19 février dernier, de la charte scellant le cadre réglementaire de leur action commune.

Faire vaciller la majorité
Mais nul doute que M. El Othmani se serait bien passé de l’intervention de M. Benkirane lors du congrès de la jeunesse du PJD. «Il faut dire que M. Benkirane n’a jamais accepté d’être limogé de la primature, comme il n’a jamais accepté qu’on n’ait pas voulu changer les statuts du parti pour lui permettre de briguer un troisième mandat», analyse une source auprès du secrétariat général du PJD. S’agissant justement de son remerciement, le 15 mars 2017, de son poste de chef de gouvernement désigné par le roi Mohammed VI, M. Benkirane avait lui-même parlé, devant les jeunes du PJD, de «coup dur» et de «séisme», bien qu’il affirme se sentir bien désormais. Mais c’est surtout le fait que ce soit précisément M. El Othmani, et non un autre, qui lui ait succédé dans ses fonctions gouvernementales et, depuis le 10 décembre 2017-au VIIIe congrès du PJD-, également partisanes qui semble lui être resté en travers dans la gorge.

Car les deux hommes sont, depuis belle lurette, comme chien et chat. «Dès leurs débuts dans Ach-Chabiba al-Islamiya dans la seconde moitié des années 1970, leur différence de personnalité tapait à l’oeil. Saâd était plus posé quand Abdelilah avait le tempérament volcanique qu’on lui connaît. Mais à vrai dire, cela ne posait pas véritablement problème au départ, car dans une certaine mesure, ils ne boxaient pas vraiment dans la même catégorie», nous explique un témoin d’époque. M. Benkirane aurait ainsi été l’homme de terrain, et d’ailleurs il se dirige au début vers la prédication, en étant notamment un des principaux fondateurs, en août 1996, du Mouvement unicité et réforme (MUR), que d’aucuns considèrent comme l’antichambre du PJD. M. El Othmani, lui, est plutôt l’intellectuel. M. El Othmani succède d’ailleurs, en avril 2004, à M. El Khatib à la tête du Mouvement populaire démocratique et constitutionnel (MPDC), renommé en octobre 1998 le PJD.

Qualités de rassembleur
«Entre-temps, Abdelilah s’était senti pousser des ailes, et après s’être contenté au début de la présidence du conseil national, il était parvenu (en juillet 2008) à enfin enlever le poste de secrétaire général,» poursuit notre source. M. Benkirane parviendra ainsi à être nommé, dans la foulée de la première place du PJD aux premières législatives post-Constitution du 1er juillet 2011, chef de gouvernement; un poste qui pendant longtemps avait semblé promis à M. El Othmani.

Ce dernier se consolera en récupérant le portefeuille des Affaires étrangères et de la Coopération, avant d’en être dégagé en octobre 2013 au profit du secrétaire général du RNI de l’époque, Salaheddine Mezouar, qui exige le poste en échange du remplacement par le RNI du Parti de l’Istiqlal (PI), parti quelques mois plus tôt de la majorité. On raconte, dans les salons r’batis, que M. Benkirane n’aurait pas vraiment tout fait pour éviter cette déconvenue à M. El Othmani; tout au plus lui aurait- il proposé de remplacer Lahbib Choubani en tant que ministre délégué chargé des Relations avec le Parlement, ce qu’il savait que le concerné allait refuser, car il s’agissait d’une rétrogradation pure et simple. «Après cela, tout est parti en vrille», nous indique une source.

M. El Othmani fait dès lors partie des principaux opposants au changement des statuts et à la continuation de M. Benkirane en tant que secrétaire général, bien qu’il lui reconnaisse des qualités de rassembleur. Quand il sera limogé par le Palais et remplacé, le 17 mars, par son concurrent, M. Benkirane regrettera publiquement, pour sa part, que Mustapha Ramid se soit mis hors jeu de la course à la primature en déclarant qu’il ne serait pas le Mohammed ben Arafa du PJD, l’ancien chef du gouvernement s’entend alors encore bien avec son ancien ministre de la Justice. Puis, M. Benkirane refusera, de longs mois durant, d’appuyer le gouvernement de M. El Othmani.

D’abord, dans la foulée de sa démission, le 12 avril 2017, de la chambre des représentants, où il avait été élu pour le compte de la circonscription de Salé-Médina, il se rend en pèlerinage de la omra en Arabie saoudite, et ne peut donc réunir le secrétariat général pour ce faire. Mais même à son retour, il continue de bloquer les instances dirigeantes, jusqu’au 12 juin. Suite à cette première réunion depuis plus de deux mois, le secrétariat général ne publie toutefois pas de communiqué. La raison? M. Ramid «voulait y insérer une formule dénonçant les accusations de traîtrise proférées à l’égard des figures du PJD qui ont accepté de participer au gouvernement Othmani», révèle, le 21 juin, l’hebdomadaire français Jeune Afrique. M. Benkirane n’opinera cependant pas. Puis, l’ancien chef du gouvernement ne sera pas avare de piques envers son successeur, en l’accusant notamment -le 3 juin- de mal gérer les événements d’Al Hoceïma, sachant que ces derniers avaient pourtant débuté sous son mandat, en octobre 2016. «Benkirane sera toujours de la partie, tant qu’il sera en vie», commente notre source au secrétariat général. C’est d’ailleurs la conclusion que l’on peut tirer de son discours au congrès de la jeunesse du PJD: avec seulement des mots et sans fonction officielle -il se déclare désormais simple adhérent-, M. Benkirane peut encore faire mouche.

Diatribe controversée
Dans une certaine mesure, le PJD continue de lui rester subordonné, comme on a pu le voir lors des élections de la direction du conseil national le 20 janvier 2018, qui avaient porté Abdelali Hamiddine à la vice-présidence, en plus du secrétaire général alors de la section de la jeunesse, Khalid El Boukaraï, et des députées Amina Mae El Aïnine et Karima Boutkhil au bureau de l’instance. Ces quatre personnalités ainsi que Driss El Azami El Idrissi, qui occupait déjà la présidence du conseil national depuis le VIIIe congrès, sont toutes assimilées de près ou de loin à M. Benkirane. En principe, ce dernier devait recevoir, peu avant sa diatribe controversée, un hommage de la part de la jeunesse du PJD, mais il avait refusé, comme pour dire qu’il ne fallait pas encore l’enterrer.

À ceux qui scandaient son nom, il a d’ailleurs affirmé que si le peuple le veut encore, il serait capable de revenir même d’entre les morts. Il pourrait notamment commencer son chemin du retour dès août prochain par le MUR, à la présidence duquel les médias nationaux l’annoncent désormais avec insistance (lui-même entretient le suspense quand il est questionné à ce sujet). Si M. El Othmani croyait ne plus avoir affaire à M. Benkirane, il s’est sans doute bien trompé...

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