NE TIREZ PAS SUR LA JOURNALISTE !

Le débat sur l'interruption volontaire de grossesse refait surface au maroc

La journaliste Hajar Raissouni se retrouve embarquée dans une affaire qui empoisonne le climat général. Tout le monde y trouve son compte. Sauf elle.

Il faudra donc attendre encore le 16 septembre 2019 pour en savoir plus sur le sort de Hajar Raissouni, la journaliste du quotidien Akhbar Al-Yaoum arrêtée le 31 août par la police pour entre autres «avortement illégal» et «relations sexuelles hors mariage». En effet, le tribunal de première instance de la ville de Rabat, en charge de son dossier, a décidé de reporter d’une semaine, ce 9 septembre, l’ouverture de son procès. En attendant, Mlle Raissouni restera dans sa cellule de la prison d’El Arjate, où elle a été placée le 2 septembre après sa garde-à-vue de 48h à la préfecture de police de la capitale, puisque la demande de libération conditionnelle déposée par sa défense a été rejetée. Son fiancé, l’universitaire et militant des droits humains soudanais Refaat Alamin, ainsi que les membres de l’équipe médicale accusée de l’avoir fait avorter, à savoir le Dr Mohamed Jamal Belkziz en sus d’un anesthésiste et d’une infirmière expressément recrutés selon la police, se sont également fait opposer la même fin de non recevoir.

Unanimité internationale
La mobilisation d’une partie de l’opinion publique et de la société civile, et ce jusqu’au moment où se tenaient les plaidoiries, n’y aura rien fait. Le directeur du bureau Afrique du Nord de Reporters sans frontières (RSF), Souhaieb Khayati, avait ainsi «condamn[é] fermement», le 9 septembre même sur le site web officiel de l’organisation internationale non gouvernementale (OING) basée à Paris, «l’immiscion dans la vie privée des journalistes et l’utilisation d’informations personnelles pour porter atteinte à leur réputation et à celle des médias pour lesquels ils travaillent». «Nous exhortons les autorités marocaines à abandonner les charges contre Hajar Raissouni et à respecter l’article 24 de la constitution qui dispose que toute personne a droit à la protection de sa vie privée,» avait-il déclaré.

Avant RSF, les OING Amnesty et Human Rights Watch (HRW) avaient également pris des positions similaires par la voix de leurs relais régionaux. En fait, il y a unanimité au sein de ces organisations que l’arrestation de Mlle Raissouni a moins à voir avec les actes qu’elle aurait selon le parquet général commis qu’avec son identité.

La concernée a elle-même plaidée la chose dans des déclarations rapportées via sa famille le 4 septembre sur le journal électronique Alyaoum24, affilié à Akhbar Al-Yaoum, affirmant que la police l’«a davantage questionnée au sujet de [ses] écrits politiques et de [son] oncle Ahmed et [son] oncle Soulaiman que des accusations colportées à [son] encontre”: est bien évidemment faite référence ici, pour ceux qui ne les auront pas reconnus, à Ahmed et Soulaiman Raissouni, respectivement président, pour le premier, de l’Union internationale des oulémas musulmans, et, pour le second, journaliste et rédacteur en chef justement d’Akhbar Al-Yaoum, et surtout, pour les deux, des voix plutôt critiques du régime, malgré leur différence de conviction (le dernier cité penche plus à gauche).

Pour sa part, HRW a rappelé, dans un article publié sur son site web le 9 septembre, que le secrétaire général de l’Association marocaine des droits humains (AMDH), Youssef Raissouni, n’est autre qu’un cousin de Mlle Raissouni. La journaliste appartient pour ainsi dire à une famille qui, selon son expression, «a dit non» et dont, toujours selon elle, elle paie les pots cassés. Au passage, Ahmed Raissouni lui a, dans des propos également relayés par Alyaoum24 le 4 septembre, apporté son soutien et rappelé que lui-même avait été arrêté deux semaines avant son mariage en 1976 avant d’être relâché «sans poursuite, ni accusation, la tête haute»; allusion au fait que Mlle Raissouni a été appréhendée alors que, selon ses affirmations, elle allait convoler en justes noces avec M. Alamin quatorze jours plus tard, soit le 14 septembre. «Puisse Dieu protéger Hajar,» a dit le prédicateur.

Une famille critique du régime
De son côté, Akhbar Al-Yaoum avait dénoncé sur sa une, toujours le 4 septembre, «l’arme malveillante de la diffamation» qui, selon lui, «frappe de nouveau» le journal, du fait qu’il s’agit de la deuxième fois en moins de dix-huit mois qu’un membre de la rédaction se retrouve impliqué dans une affaire de moeurs; le premier étant bien évidemment son fondateur, Taoufik Bouachrine, condamné le 10 novembre 2018 à 12 ans de prison ferme et une amende de 200.000 dirhams pour traite d’êtres humains, attentat à la pudeur avec violence et viol et tentative de viol (lire n°1246, du 2 au 8 mars 2018).

Justement, Mlle Raissouni a affirmé, dans les propos relayés par sa famille, avoir été indirectement interrogée au sujet de cette affaire, dans la mesure où, selon elle, des questions lui auraient été posées sur ses relations avec sa consoeur Afaf Bernani: pour rappel, cette dernière, qui officie également à Akhbar Al-Yaoum, avait passé six mois en prison l’année dernière pour dénonciation d'une infraction qu'elle sait ne pas avoir existé, après avoir accusé un officier de la Brigade nationale de police judiciaire (BNPJ) d’avoir falsifié les déclarations qu’elle avait données dans le cadre de l’enquête visant M. Bouachrine -les déclarations en question, telles qu’elles figuraient dans le procès-verbal, enfonçaient le journaliste.

Pourquoi Akhbar Al-Yaoum serait-il dans l’oeil de mire? En juin 2019, la femme de M. Bouachrine, à savoir Asmae Moussaoui, avait affirmé au quotidien britannique The Guardian que c’est les autorités saoudiennes qui auraient demandé à leurs homologues marocaines de réduire son mari au silence, eu égard à certains de ses éditoriaux critiques envers le prince héritier Mohammed ben Salmane, et que le journaliste saoudien Jamal Khashoggi en aurait en personne averti le principal concerné peu avant son assassinat dans le consulat d’Arabie saoudite à Istanbul le 2 octobre 2018; cependant que rien ne permet de créditer cela.

En tout état de cause, et de par son extraction familiale, et de par le positionnement de son journal, Mlle Raissouni aurait tout de la personne à abattre. D’aucuns y ajoutent aussi la couverture, par cette dernière, du mouvement de protestation du Hirak ach-Chaâbi dans la province d’Al Hoceima, puisqu’elle avait à maintes reprises interviewé ses représentants, à commencer par son leader Nasser Zafzafi -ce à quoi elle fait référence par l’expression «écrits politiques».

“Écrits politiques”
Mlle Raissouni affirme même qu’elle était suivie et qu’elle en aurait eu le coeur net lorsque les policiers lui auraient demandé, pendant son interrogatoire, des explications sur les visites qu’elle faisait au domicile de M. Alamin quand ce dernier se trouvait à l’étranger pour sortir sa chienne et la promener dans un jardin attenant. Pour plaider sa cause, la journaliste et sa défense se demandent par quel miracle la police aurait su qu’elle s’était rendue chez le Dr Belkziz le 31 août, ce sachant que l’objectif n’aurait même pas été de se faire avorter, mais de traiter un saignement minime de l’endocol: c’est ce qu’on peut lire dans un bulletin de consultation publié par Akhbar Al-Yaoum dans son édition du 4 septembre. Selon le parquet, la clinique du Dr Belkziz, qui se trouve dans le quartier de l’Agdal, à Rabat, aurait en fait été sous surveillance depuis quelque temps déjà, et c’est un pur hasard si c’est précisément Mlle Raissouni qui s’est retrouvée prise dans l’étau. «L’arrestation de la journaliste concernée n’a rien à voir avec sa profession, elle est due à sa visite dans une clinique qui a été contrôlée principalement sur la base d’informations obtenues par la police judiciaire sur la pratique habituelle des avortements dans la clinique concernée,» a affirmé le parquet, le 5 septembre.

«L’enquête en question n’a rien à voir avec la profession de journaliste, mais concerne des actes constituant des infractions pénales au regard du droit pénal, à savoir la pratique de l’avortement, l’acceptation et la participation d’avortements à des tiers et la corruption conformément aux articles 444, 450, 454, 490 et 129 du Code pénal.» Mais que Mlle Raissouni ait avorté ou pas, qu’elle ait eu, en dehors du mariage, des relations intimes, d’aucuns plaident, parmi les associations de défense des droits humains, qu’il s’agit de sa vie privée et que personne n’a à s’en mêler, y compris la justice.

Dans ce sillage, un certain nombre de titres de presse, qui ont publié force détails sur les arrestations, se sont retrouvés au centre des critiques. Dans un communiqué publié le 4 septembre, le Syndicat national de la presse marocaine (SNPM) avait ainsi appelé la corporation à faire face à des pratiques qu’il qualifie d’«infâmes».

Pour sa part, le Conseil national des droits de l’Homme (CNDH) a fustigé, le 9 septembre, «les attaques et insultes, de nature discriminatoire, proférées par certains». L’institution présidée par Amina Bouayach, mise en cause pour avoir gardé le silence sur l’affaire pendant plusieurs jours, a ainsi espéré que la libération des cinq accusés se fasse de manière «prompte». Elle a également annoncé qu’elle «présentera, au cours des jours à venir, ses recommandations d’amendement du Code pénal, en cours de discussion au sein de la commission de la législation et des droits de l’Homme de la Chambre des représentants », vraisemblablement afin d’assouplir les conditions pouvant donner lieu à un avortement.

Ressorts politiques
Pour rappel, le roi Mohammed VI avait donné ses instructions en mai 2015, suites à des rencontres et des consultations élargies menées avec tous les acteurs concernés, pour légaliser l’interruption volontaire de grossesse (IVG) lorsque la grossesse constitue un danger pour la vie et la santé de la mère, dans les cas où la grossesse résulte d’un viol ou de l’inceste, et dans les cas de graves malformations et de maladies incurables que le foetus pourrait contracter. Mais il n’en fut par la suite rien.

De même, s’agissant des relations sexuelles hors mariage, la pénalisation reste encore de mise malgré la position notamment de l’actuel ministre de la Justice et des Libertés, Mohamed Aujjar, pour que ce ne soit plus le cas -le responsable avait tenu cette position dans une interview accordée au journal électronique Hespress en février 2018. L’affaire de Mlle Raissouni n’est en tout cas pas pour arranger le Maroc dans les classements internationaux, qu’il s’agisse de ceux relatifs aux libertés individuelles ou, s’il vient à s’avérer qu’il y a des ressorts politiques, à la liberté de la presse. Si ces classements tendent, parfois, à être biaisés, on ne peut pas dire que ce serait le cas dans le présent cas d’espèce...

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