L’impasse de l’Islamisme
REFLEXION. Pour Hassan Aourid, “il faut voir l’islamisme comme un symptôme d’une modernité mal assumée ou mal vécue”.
Dans le prolongement de sa conférence à l’IMA (Paris), en mars 2015, Hassan Aourid vient de publier un ouvrage intitulé «L’impasse de l’islamisme –cas du Maroc». Ce titre est volontiers à thèse: il conclut peu ou prou à un échec. Il s’articule cependant sur un argumentaire qui ne peut que nourrir le débat. L’Islam politique se porte-t-il donc si mal? Son expression «activiste» depuis plus de deux décennies -avec les dernières mouvances que sont Al-Qaïda et Daech– paraît témoigner du contraire. En tout cas, pour ce qui est du Maroc, l’on a affaire à un cas de figure significatif et même inédit où une formation à référentiel islamique comme le Parti de la justice et du développement (PJD) dirige le gouvernement à la suite d’un processus électoral organisé en novembre 2011.
"L’impasse de l’islamisme" Rabat 2015, 181 pages
Hassan Aourid pose dès le départ les termes de cette équation: cette nouvelle formule d’une formation religieuse gérant l’Etat –ses structures, ses technocrates et ses complexes strates sociales-, est-elle viable? N’est-on pas dans un schéma de décrochage, même brouillon et échevelé, de la religion de la sphère politique? En d’autres termes, le PJD d’hier est-il encore celui d’aujourd’hui tant il est vrai que les contraintes de la gestion gouvernementale et publique ne peuvent que peser sur les ferveurs morales, religieuses, voire idéologiques, qui étaient auparavant son marqueur?
Hypothèse de travail
Plus globalement, il s’agit de cette problématique: comment s’insérer dans la modernité en préservant l’héritage de la tradition avec son lot de valeurs, de comportements et de ressorts psychologiques et sociaux? Quelle est la voie optimale à emprunter pour y arriver? Hassan Aourid tranche à cet égard de manière quelque peu abrupte. A ses yeux, «il faut voir l’islamisme comme un symptôme d’une modernité mal assumée ou mal vécue». Dans cette même ligne, il considère que l’on a affaire à une sorte d’«enfant bâtard de la modernité occidentale» et ce par suite d’«une crise d’indigestion» où les convulsions le disputent aux accès de fièvre. Une hypothèse de travail qui, au final, soutient que, au-delà des postures et du discours, le PJD est éligible à un mouvement des profondeurs où la société se sécularise, malgré tout, confortant ainsi un processus jugé irréversible de modernisation politique.
Avant d’arriver à cette conclusion, l’auteur rappelle la nature et les multiples facettes de la tradition telle qu’elle s’est enracinée et confortée au Maroc. Hassan II a ainsi veillé à réactiver le legs du passé en y ajoutant d’autres normes protocolaires et autres. Une manière d’asseoir la légitimation du pouvoir royal en sollicitant davantage l’Islam et, partant, le statut de la Commanderie des Croyants, mais aussi en oeuvrant à une retraditionnalisation.
Rétif qu’il était à la modernité intellectuelle, sinon politique, il ne voyait dans celle-ci qu’un champ potentiel ouvrant l’interrogation critique sur le statut du régime et les conditions d’exercice de son propre pouvoir. Le contrôle et la réorganisation du champ religieux au début des années 1980 participait de cette forte préoccupation. Celle-ci s’est ainsi souciée de l’appropriation -voire de la monopolisation– du discours religieux, de la mise en place d’un cursus éducatif consacrant la tradition, de l’arabisation de l’enseignement et de l’instauration du rite malékite.
Verrouillage tout terrain
Un verrouillage tout terrain en somme, formatant l’identité politique de la communauté et consolidant également les fondements de la légitimité. Se déploient ici des fonctions de régulation puis de contrôle visant à «dépolitiser la religion» et «si elle doit être politisée, ce sera au profit du pouvoir, et du pouvoir seulement». Pour autant, Hassan II s’emploie dans les années 1990 à rénover la tradition mais sur le principe de revendication du fondamentalisme: réforme du code de la famille, nomination de deux femmes ministres, constat d’échec de l’arabisation, consécration dans la Constitution de 1996 des droits de l’homme «tels qu’universellement reconnus». Avec le gouvernement d’alternance dirigé par Abderrahmane Youssoufi en 1998, c’est une nouvelle étape d’insertion dans la démocratisation –et son corollaire, la modernité.
Mais dans ce processus passablement laborieux, que faire de l’islamité? Le mouvement de Abdeslam Yassine, Al adl wa al ihsane, défend la thèse suivante: islamiser la modernité et non moderniser l’Islam. Mais comment? Hassan Aourid explique que Yassine récuse la modernité occidentale en ce qu’elle s’est construite, durant des siècles, «par référence à la Raison et contre la religion».
A ce titre, s’il faut bien prendre en charge les acquis de la civilisation occidentaleen particulier son capital technologique de connaissance et de savoir - il importe tout autant d’évacuer et de rejeter la mise en équation de ce qu’il appelle le «sacré divin». Si nous devons être des «consommateurs de modernité» -à notre corps défendant?– il nous faut également veiller à «traiter avec la modernité d’égal, sans nous laisser leurrer par le clinquant postmoderne» d’un Occident en crise morale, accusant les signes d’une fin de cycle de civilisation.
Insertion dans la démocratisation
Quant à la démocratie tellement mise en exergue dans la modernité occidentale, elle ne serait pour Yassine et les siens qu’une coquille vide au service idéologique de la mondialisation, elle-même qualifiée de «totalisation de l’hégémonie culturelle de l’Occident» avec un acteur de premier plan, à savoir les Etats-Unis.
Cela dit, l’Islam serait-il la réponse définitive à ce déclin de l’Occident? En tout cas, les réponses données par cette pensée islamique -ou islamiste?– ne précisent ni la feuille de route ni la déclinaison des séquences. S’approprier la modernité en dehors -ou au-delà- de l’occidentalisation reste un chantier imprécis si l’on transcende le discours. Hassan Aourid décrit avec finesse et sagacité la situation actuelle du PJD de Abdelilah Benkirane: le profil de ses dirigeants, son organisation, son ambiguïté, son jeu de «cohabitation» avec le Méchouar, sa gestion difficile d’une régulation du champ religieux assurée surtout par l’appareil sécuritaire. Au total, un système qui ne manque pas de cohérence, quoi qu’on en dise. La prégnance du salafisme et de son mode djihadisme bouscule les certitudes et fragilise les acquis. Si la réponse sécuritaire est impérieuse, elle ne doit pas ignorer cette contrainte: celle d’un Islam renouvelant sa pensée. Un livre tonique, interpellateur, ouvrant des pistes de débat grinçantes...