Il y a soixante ans, Charles-André Julien parlait de la faillite de l'enseignement


Un regard prémonitoire


Le constat de Charles André Julien sur l’enseignement, il y a 60 ans, reste d’une actualité brûlante. Le grand historien avait préféré démissionner plutôt que de jouer le jeu.

S’il y a un domaine où notre histoire s’écrivait au présent, il y a plus de soixante ans, c’est bien celui de l’enseignement. Dans ce genre de situation, on avance ou on recule; le soi-disant surplace est forcément régressif. Face à l’état de décomposition avancée de notre système éducatif, on n’est finalement pas très surpris que ce processus ait commencé il y a longtemps et qu’il ait perduré. Des générations entières ont été sacrifiées sur l’autel d’une politique préméditée et calamiteuse de l’enseignement. Pour cette brève rétrospective historique, la véracité des faits nous vient d’un document hautement révélateur légué par un homme qui en a la carrure.

Une problématique endurcie
Il s’agit d’un document pour l’histoire produit par un historien devenu lui-même vecteur d’événementiel historique, sous la double rubrique intellectuelle et politique. C’est ainsi que l’on peut se hasarder à qualifier la lettre adressée par Charles-André Julien au roi Mohammed V un 1er novembre 1960, où il signifie au Souverain son abandon de la mission qu’il avait assumée avec conviction et fougue au point d’en faire l’objet d’une vie de recherche universitaire et d’organisation administrative.

Voilà donc un document de première main qui a valeur d’observation judicieuse et anticipative sur les failles d’un système d’enseignement en construction, dans un Maroc fraîchement indépendant. À lire cette missive à l’ancienne, on se sent d’emblée connecté sur le Maroc d’aujourd’hui, face au même sujet récurrent, à la même problématique endurcie de l’enseignement public.

L’auteur a été l’élément actif de ce dont il parle. Il a créé l’Institut des hautes études marocaines sous le Protectorat, qui deviendra la Faculté des lettres et des sciences humaines de Rabat après l’indépendance. Une institution qui a été le point d’ancrage des plus grands chercheurs français et marocains.

Observateur sans complaisance
Charles-André Julien est considéré, à juste titre, comme l’un des plus grands spécialistes de l’histoire du Maroc et de l’Afrique du Nord, auxquels il a consacré plusieurs ouvrages de référence. Son action post indépendance s’inscrit dans la tâche que lui a confiée S.M. Mohammed V, sous l’emblème global du rapprochement culturel entre l’Occident et l’Orient.

Il y croyait d’autant plus fort qu’il était lui même profondément anti-colonialiste. Un système qu’il n’a cessé de dénoncer par la plume, par l’épluchage des archives historiques et par l’engagement politique. Né en 1891 à Caen et mort en 1991 à Paris, Charles-André Julien a traversé le siècle de toutes les tourmentes avec un oeil d’observateur sans complaisance et d’acteur engagé.

Pourquoi donc un homme de cette envergure intellectuelle s’est-il résolu à rendre les clés de sa charge à qui de droit? La raison, il en définit lui-même les contours, à travers un regard critique sur l’une des toutes premières réformes du système éducatif, qui était déjà en application avancée.

Son jugement est sans appel: «Si les responsables ne s’en rendent pas compte (à temps,) on n’assisterait pas à ce fait paradoxal que pas un fonctionnaire; sans parler des hauts dignitaires et même des oulémas; n’envoie ses enfants dans des écoles marocaines. On prône la culture arabe, mais on se bat aux portes de la Mission pour obtenir des places dans des établissements français».

Une élite en circuit fermé
Qui imaginerait une seconde, sans indication préalable, que ces propos ont été tenus il y a près de six décennies? On croirait plutôt être face à un descriptif où les épisodes d’un même feuilleton se confondent allégrement. Nous sommes en mars 1999, le défunt roi Hassan II crée la Cosef (Commission spéciale éducation-formation) pour une énième réforme de l’enseignement.

En étant un tant soit peu au fait du problème, il est difficile d’échapper à une première remarque qui saute aux yeux. L’essentiel des membres de cette commission ne sont pas du genre à faire confiance à l’école publique. Leurs enfants sont inscrits dans des établissements privés ou dans les services culturels étrangers, en particulier français. Ils sont donc chargés de réformer un système éducatif non pas pour leurs propres enfants, mais pour ceux des autres.

Un paradoxe que Charles-André Julien n’a pas manqué de relever. Avec 60 ans d’avance. Les dés étaient déjà pipés. Les effets directs sur la stratification sociale sont patents. L’élite se reproduit en circuit fermé dans une société qui se sclérose, faute de mobilité. Une raison suffisante aux yeux de Charles-André Julien pour justifier sa démission.

Réformer pour les autres
Charles-André Julien tire les conséquences prévisibles de ce constat. Le résultat, dit-il, apparaîtra d’ici peu d’années. «Il y aura au Maroc deux classes sociales: celle des privilégiés qui auront bénéficié d’une culture occidentale donnée avec éclat et grâce à laquelle il occuperont les postes de commande et celle de la masse cantonnée dans les études d’arabe médiocrement organisées dans les conditions actuelles et qui les cantonneront dans les cadres subalternes. Avec de la patience et de la méthode, on aurait pu aboutir à un tout autre résultat, qui permettrait de donner à tous les enfants des chances égales d’avenir».

L’analyse de Charles-André Julien est d’une prémonition formidable qui n’appartient qu’à ces visionnaires capables de lire le passé dans le présent et le présent dans un avenir à portée de vue. On retiendra de ce document hautement prémonitoire au moins deux éléments saillants. Un. La schizophrénie d’une élite nationale qui a conçu et appliqué une politique de l’enseignement pour les autres; et surtout pas pour sa propre progéniture, logée ailleurs.

Deux. La mise à l’écart dès le départ du principe fondateur de l’école publique, à savoir l’égalité des chances par la construction de soi et la promotion sociale. Ce sont exactement les maux de notre système d’enseignement d’aujourd’hui, près de soixante ans après

Articles similaires