Entretien avec Ahmed El Bouari, directeur de l’irrigation et de l’aménagement de l’espace agricole au ministère de l’Agriculture

Ahmed El Bouari : "Notre agriculture dispose de capacités importantes en matière d’économie d’eau et d’amélioration de la productivité"

Ahmed El Bouari est directeur de l’irrigation et du développement agricole au ministère de l’Agriculture, de la Pêche maritime, du Développement rural et des Eaux et Forêts. Dans cet entretien accordé à Maroc Hebdo, il revient sur le système d’irrigation marocain, ses atouts et les contraintes qui pèsent sur l’agriculture nationale.


Ahmed El Bouari, directeur de l’irrigation et de l'aménagement de l'espace agricole au ministère de l'agriculture, de la pêche maritime, du développement rural et des eaux et forêts. 


Comment évaluez-vous le système d’irrigation aujourd’hui au Maroc ?
Au Maroc, les conditions naturelles ont fait de l’irrigation une pratique séculaire et une voie privilégiée pour le développement agricole et la souveraineté alimentaire. En effet, l’agriculture au Maroc est soumise à un régime pluviométrique très contraignant caractérisé par des précipitations insuffisantes ou mal réparties provoquant des déficits hydriques préjudiciables à la productivité des cultures et à la régularité des récoltes. Aujourd’hui, l’agriculture irriguée, qui représente de 18% de la superficie agricole utile, contribue à près de la moitié de la valeur ajoutée agricole en année moyenne. Cette contribution peut même atteindre 70% dans les années sèches. En outre, les zones irriguées participent à hauteur de 75% du volume des exportations agricoles, assurent jusqu’à 40% de l’emploi en milieu rural, améliorent les revenus des agriculteurs, les conditions de vie des ruraux et présentent des retombées importantes sur les activités de l’amont et de l’aval agricole.

Le système d’irrigation national est-il compétitif en comparaison avec celui de nos voisins européens et africains ?

Notre agriculture irriguée a développé au fils de années des capacités de production et des performances avérées notamment à travers une offre export compétitive sur les filières fruits et légumes principalement les agrumes et les primeurs (tomate). Les évaluations effectuées avec les professionnels en 2019 à la fin du déploiement du Plan Maroc Vert ont montré que les exportations marocaines en produits agricoles sont en croissance continue. Dans ce sens, les exportations agricoles marocaines ont atteint durant l’année 2019 une valeur de près de 40 milliards de dirhams, soit 2,8 fois la valeur enregistrée durant l’année 2009 (14,2 milliards de dirhams). En terme de volume, les exportations agricoles marocaines ont atteint pendant l’année 2019 environ 2,3 millions de tonnes, enregistrant ainsi une croissance de l’ordre de 64% par rapport à l’année 2009 (1,4 million de tonnes).

Parmi les principales filières d’exportation, on trouve : Les exportations des agrumes ont atteint durant l’année 2019 un volume de l’ordre de 607,2 mille tonnes, contre 460,6 mille tonnes en 2009, enregistrant ainsi une croissance de 32%. Les exportations des produits maraîchers ont atteint durant l’année 2019 un volume de l’ordre de 1 262,1 mille tonnes, contre 760,6 mille tonnes en 2009, enregistrant ainsi une croissance de 66%. Le volume des exportations des produits agricoles transformés a atteint durant l’année 2019 environ 422,2 mille tonnes, enregistrant ainsi une augmentation de 89% par rapport à l’année 2009.

Selon les évaluations, le dynamisme qu’a connu le secteur des exportations des produits agricoles a permis au Maroc de se hisser parmi les premiers exportateurs mondiaux des produits agricoles. Le Maroc se place au TOP 5 des exportateurs mondiaux pour les produits suivants : 1er exportateur mondial de câpres ; 1er exportateur mondial d’huile d’argan ; 3ème exportateur mondial de conserves d’olives; 3ème exportateur mondial de petits fruits d’agrumes et 4ème exportateur mondial de tomates.

Par rapport au marché de l’Union Européenne, le Maroc se positionne comme le 1er fournisseur Extra-UE de tomates ; le 1er fournisseur Extra-UE de conserve d’olive ; le 2ème fournisseur Extra-UE d’huile d’olive et le 3ème fournisseur Extra-UE d’agrumes. Ces résultats dénotent d’un système de production national irrigué compétitif à l’export. Le défi est de le pérenniser. C’est ce à quoi s’attache la stratégie agricole Génération Green 2020-2030.

Quelles sont les perspectives de modernisation du système d’irrigation national ?

Pour faire face à la pénurie d’eau chronique que connaissent les périmètres irrigués, les stratégies agricoles adoptées ces dernières décennies (Plan Maroc Vert 2008-2020 et Génération Green 2020-2030) ont fait de la modernisation de l’irrigation et de la généralisation des techniques d’irrigation économes en eau un choix central pour le développement du secteur. Ce choix a marqué une rupture et un tournant historique, dans le politique de l’irrigation au Maroc sur les plans de la modernisation des systèmes d’irrigation et la généralisation de l’irrigation moderne économes en eau. En effet, le paysage hydroagricole a connu une transformation profonde avec une superficie équipée en techniques d’irrigation localisée enregistrant une augmentation sans précédent de 160.000 ha (soit 10% de la superficie irriguée) en 2007 avant le Plan Maroc Vert à plus 820.000 ha à fin 2023 (soit plus 50% de la superficie irriguée). Il a également connu des avancées en matière d’extension de l’irrigation sur de nouvelles terres pour valoriser les ressources en eau mobilisées par les barrages et intensifier la mise en valeur des terres. L’extension des superficies aménagées a ainsi porté sur 72.000 ha.

Ces transformations se poursuivent dans le cadre de la stratégie agricole Génération Green 2020-2030 avec un effort d’investissement de 40 milliards de DH dans l’amélioration de l’efficacité hydrique à travers : la poursuite de la généralisation des techniques d’irrigation les plus efficientes sur 350.000 ha supplémentaires, ceci permettra d’atteindre 1 million d’hectares sous irrigation localisée soit 60% de la superficie irriguée ; la poursuite de l’extension des réseaux d’irrigation en harmonie avec la maitrise de l’eau par les barrages sur une superficie de 72.500 ha de nouvelles terres principalement dans la plaine du Gharb (30.000 ha), et dans la plaine de Saiss (30.000 ha), ainsi que la mobilisation des ressources en eau par dessalement de l’eau de mer dans le cadre du Partenariat Public Privé notamment pour sauvegarder des zones dépourvues de ressources en eau conventionnelle et des zones qui souffrent d’un déficit hydrique chronique. Grace à ces transformations impulsées par le Plan Maroc Vert et poursuivies par la stratégie Génération Green, notre agriculture dispose de capacités importantes en matière d’économie d’eau et d’amélioration de la productivité, ce qui a permis à notre pays de produire plus avec moins d’eau et de faire face aux chocs climatiques de ces dernières années exceptionnellement sèches.


Comment votre département gère-t-il la problématique du réchauffement climatique ?

Au cours des dernières décennies, les impacts des changements climatiques et de l’augmentation des demandes en eau potable et des secteurs économiques ont intensifié les pressions sur les ressources en eau. Ces pressions ont particulièrement affecté les périmètres d’irrigation et elles ont exacerbé les déficits en eau des périmètres irrigués dont l’approvisionnement a enregistré des restrictions drastiques dans les bassins irrigués de la Moulouya, Doukkala, Tadla, Haouz, Souss Massa, Tafilalet et Ouarzazate. Ces restrictions hydriques ne sont plus soutenables dans les zones irriguées du fait qu’elles sont opérées sur plusieurs années successives, c’est le cas du Grand périmètre irrigué du Doukkala, où l’irrigation est en arrêt pour la cinquième année.

Les fournitures d’eau à l’irrigation à partir des grands barrages au courant des 5 dernières années ont enregistré une baisse drastique et sans précèdent passant d’une moyenne de 3 milliards de m3/an (enregistré en année normale) à près de 680 millions de m3 en 2023/2024. Soit une baisse de 77% et un taux de couverture des besoins en eau d’à peine 13% des besoins en eau des périmètres irrigués en grande hydraulique évaluée à 5 300 mm3/an. Plusieurs chantiers importants sont engagés pour accélérer les investissements de mobilisation de l’eau de nature à atténuer la compétition entre les usages et surtout sécuriser les ressources en eau.

Il s’agit particulièrement de la poursuite du développement de nouveaux barrages dans les bassins qui disposent encore d’un potentiel de mobilisation (Loukkos, Sebou et Bouregreg) ; l’interconnexion des bassins (Sebou-Bouregreg- Oum Rbia-Tensift, Loukkos-Tangérois) pour mobiliser le maximum des eaux actuellement perdues en mer ; l’approvisionnement en eau des grandes villes côtières par dessalement de l’eau de mer et le développement des projets d’irrigation par dessalement d’eau de mer (essentiellement destinés à la production des fruits & légumes). Ce qui permettra de sécuriser l’irrigation de près de 120.000 ha en par l’eau du dessalement afin d’assurer l’approvisionnement durable du marché national en fruit et légumes et renforcer notre offre export en cultures à haute valeur ajoutée. De même, un effort d’investissement de près de 50 milliards de DH est en cours de mise en oeuvre, pour améliorer l’efficacité hydrique et énergétique de l’eau agricole, et dont l’objectif principal est de doubler la valeur ajoutée par m3 d’eau utilisée dans l’irrigation.

Ces programmes permettront de sécuriser et de pérenniser un stock hydrique stratégique au service de la souveraineté alimentaire nationale, qui contribuera à consolider nos acquis en matière de productions de fruits, légumes, huile, sucre, lait, viande, etc., par la pérennisation des dotations en eau des périmètres irrigués existants sur près de 700 000 ha, de stabiliser un niveau stratégique en céréales, par le développement de l’irrigation de complément pour des assolements céréales/légumineuses/ oléagineuses et de sécuriser un approvisionnement durable et régulier du marché national en fruits et légumes et la consolider et développer notre offre export en fruits et légumes par le dessalement l’eau de mer à travers l’irrigation de maraichage sur 100 000 ha. Ces projets structurants pour la consolidation des acquis de l’agriculture irriguée sont conduits selon une approche Nexus Eau-Energie- Souveraineté alimentaire pour permettre notamment à l’agriculture de disposer d’une énergie renouvelable à des coûts supportables pour un secteur agricole dont les besoins augmentent sous la pression des changements climatiques.

Le programme national pour l’approvisionnement en eau potable et l’irrigation 2020- 2027 commence-t-il à porter ses fruits ?

Pour faire face à la diminution des ressources en eau allouées à l’agriculture et rétablir l’équilibre entre les besoins en eau agricole et les ressources mobilisables, les pouvoirs publics ont adopté des plans d’accélération des investissements, dans le cadre de la stratégie agricole Génération Green et du programme national d’approvisionnement en eau potable et d’irrigation PNAEPI 2020-2027.Ces plans d’accélération, ont actionné 2 principaux leviers complémentaires : Le développement de l’offre hydrique, à travers la poursuite de la politique des barrages, l’interconnexion des bassins pour mobiliser le maximum des eaux actuellement perdues en mer, le recours au dessalement de l’eau mer pour alimenter les villes côtières en eau potable et ainsi libérer les eaux des barrages pour d’une part consolider les dotations d’eau des périmètres irrigués et d’autres par réduire la pression sur les ressources en eau souterraines et développer des projets d’irrigation des cultures maraichères par dessalement de l’eau de mer et l’amélioration de l’efficacité hydrique à travers la mise en oeuvre des programmes de développement et de modernisation de l’irrigation avec un effort d’investissement de l’ordre de 50 milliards de Dh.

Ces investissements concernent 4 programmes structurants portant sur : La modernisation des réseaux d’irrigation et d’économie d’eau pour la reconversion de 350.000 ha à l’irrigation localisée ; l’extension de l’irrigation sur 72.500 ha à l’aval des barrages, de réhabilitation et la restauration des périmètres de la petite agriculture irriguée essentiellement dans les zones fragiles touchant près de 200.000 ha, la promotion du partenariat public privé pour le renforcement des ressources en eau non conventionnelles par dessalement de l’eau de mer et la modernisation des périmètres de petite et moyenne hydraulique sur plus de 200.000 ha.

Ces programmes contribueront ainsi à consolider nos acquis en matière de productions de fruits, légumes, huile, sucre, lait, viande, etc., par la pérennisation des dotations en eau des périmètres irrigués existants sur près de 700 000 ha aujourd’hui menacés par la raréfaction des ressources en eau ; stabiliser un niveau stratégique de 60 millions de quintaux en céréales, par le développement de l’irrigation de complément sur un million d’hectares destinés à des assolements type céréales/légumineuses/ oléagineuses et sécuriser un approvisionnement durable et régulier du marché national en fruits et légumes et la consolider et développer notre offre export en fruits et légumes par le dessalement l’eau de mer à travers l’irrigation de maraichage sur près de 100.000 ha.

L’orientation de l’irrigation vers des cultures moins gourmandes en eau, une préconisation de certains experts agricoles, est-ce une mesure qui vous semble plausible ?

Il faut relativiser cette notion de culture peu gourmande en eau. Il est plus juste de parler de productivité et de valorisation de l’eau par les systèmes de cultures. Une culture ou système de cultures peut consommer beaucoup d’eau mais elle donne une grande quantité de production ou inversement une culture peut consommer peu d’eau mais produit peu. La notion de valorisation de l’eau qui intègre la productivité et la valeur de la production est encore plus intéressante pour apprécier la valeur tirée du m3 d’eau.

La notion de l’empreinte hydrique permet d’estimer le volume d’eau utilisé pour la production de produits alimentaires consommé. Par rapport à cette notion, les fruits et légumes se trouvent parmi les cultures à faible empreinte hydrique qui nécessitent moins de 300 litres d’eau pour produire 1 Kg de produit consommable comparées aux céréales qui consomment 3 à 4 fois plus d’eau par Kg de grain. L’éco-efficience est un concept plus large qui intègre les impacts sur les ressources naturelles notamment l’eau, la terre et sur l’écosystème. A titre d’exemple, le palmier dattier est gros consommateur en eau mais si l’on considère les fonctions écosystémiques du palmier, notamment sa fonction de protection de barrière contre la désertification, le palmier devient indispensable à la survie même des oasis.

L’efficacité hydrique est promue dans les zones irriguées à travers les encouragements accordés aux techniques d’irrigation économes en eau, le conseil agricole à l’amélioration de l’apport d’eau aux cultures et l’augmentation de la productivité et la valorisation de l’eau. L’objectif fixé dans le cadre de la stratégie Génération Green est de doubler la valeur ajoutée par m3 d’eau. Certaines cultures sont taxées « à tort» d’être gourmandes en eau alors qu’elles sont intéressantes en termes de productivité et valorisation du m3 d’eau et d’empreinte hydrique. Par exemple, la pastèque a fait l’objet de controverses avec des voies qui se lèvent mettant en cause les pastèques dans la zone de Zagora par exemple.

A titre de précision, en termes d’occupation des sols, la pastèque ne représente qu’une part infime de la superficie irriguée au Maroc (près de 1% de la superficie des cultures irriguées) et contrairement aux clichés et aux idées reçues véhiculées durant ces dernières années, cette culture ne consomme que peu d’eau. En effet, la consommation d’eau de la pastèque ne dépasse pas 3.000 m3/Ha au Nord du Maroc et 4.000 m3/ha dans les zones sud du Maroc soit un volume de l’ordre de 50 millions de m3/an à l’échelle nationale alors que le palmier dattier et la luzerne par exemple, cultures pérennes pratiquées dans les oasis consomment 4 à 5 fois plus que la pastèque et rapportent moins en valeur de la production En conclusion, la notion de cultures gourmandes ou peu gourmandes en eau peut être trompeuse et ne peut à elle seule constituer le seul critère pour apprécier l’intérêt d’une culture au regard de l’éco- efficience ou l’éco-responsabilité.

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