Boubker Titouani, Président de la Fondation Fkih Tetouani

Boubker Titouani, président de la Fondation Fkih Titouani : "Si le débat civilisé recule et disparaît, d'autres manières d'expression extrêmes surgissent, et c'est dangereux"

La Fondation Fkih Titouani s’érige depuis quelques années comme un espace de choix pour abriter les débats politiques et intellectuels au Maroc. Maroc Hebdo a rencontré son président, Boubker Titouani, pour parler de ce rôle, mais aussi de la culture, de la jeunesse et des valeurs dans la société marocaine.


La Fondation Fkih Titouani est devenue la “Mecque” des débats de fonds au Maroc. Comment expliquez-vous cela?
Cette tradition d’accueillir les débats a été instaurée par mon père, Fkih Mohamed Titouani, que Dieu ait son âme. Il se distinguait par sa capacité à rassembler chez lui tous les courants politiques après l’indépendance. Notre maison était comme une zaouia ouverte à tous. Je me souviens que quand j’étais petit, on accueillait de grandes figures nationalistes comme Allal El Fassi, Abderrahim Bouabid, Mehdi Ben Barka, Abou Bakr El Kadiri. Grâce à sa personnalité appréciée de tous, mon père jouait le rôle de médiateur en cas de conflits ou de tensions entre ces courants. On accueillait des gens issus de toutes les classes sociales auss, et des intellectuels même étrangers. Donc j’ai pensé à créer cette fondation qui porte le nom de mon père pour qu’elle soit un espace basé sur les mêmes principes qu’il a toujours défendus, à savoir l’ouverture et le débat, tout en accordant une place de choix à la culture et à la science. La fondation s’intéresse donc au débat public, d’autant plus que le climat actuel y est favorable comparativement à une période antérieure. Les grands chantiers lancés par l’État ces dernières années nécessitent un débat, donc nous avons choisi d’aborder depuis 2016, la politique avec une approche différente, en évitant les attaques personnelles et les jugements de valeur, et en favorisant les échanges portant sur les idées et les programmes. Résultat: il est très rare qu’un acteur politique ou intellectuel ait refusé notre invitation.

Quel est votre secret?
C’est la crédibilité. Depuis toujours, nous avons fait de la crédibilité notre seul et grand souci. Et puis, il y a le fait que le rôle de la société civile, de manière générale, est de plus en plus valorisé. C’est un point sur lequel Sa Majesté le Roi a toujours insisté, et on a tous vu la contribution du tissu associatif, notamment pour faire face aux crises comme ce fut le cas lors des séismes d’Al-Hoceima et d’Al- Haouz, ou encore le Hirak du Rif.

Vos débats sont très suivis et commentés. L’un des exemples les plus récents et les plus parlants est celui organisé en présence du ministre de la Justice, Abdellatif Ouahbi, sur la réforme de la Moudawana...
Lors de cette rencontre, j’avais déclaré que ce débat était important car c’était l’occasion d’évoquer des sujets qu’on évite d’habitude. Certes, il y a eu des réactions et des reproches un peu fortes concernant certains points comme les libertés individuelles, les relations hors mariage. En gros, des questions relatives aux droits humains. Parler de cela ne fait pas de mal, et aucun débat n’est clos ou tranché dès le début. Il faut réfléchir et innover. Car les idées se renouvellent avec le temps et le contexte. Certains nous ont reproché cette posture sous prétexte que mon père était un éminent savant religieux, et moi je réponds que la fondation est et restera toujours ouverte sur tout, comme mon père l’a été d’ailleurs. Pour lui, personne ne détient la vérité absolue.

Justement, vous avez été critiqué par certains courants conservateurs à ce sujet..
J’entends et je respecte ces voix, car c’est cela la démocratie. Il faut juste que cela reste dans les limites du respect.

Vous n’avez pas peur que cela porte atteinte à votre image de fondation neutre?
Pas du tout. La société vit des changements profonds, ce qui ouvre la porte à des débats sociétaux qu’on ne peut pas éviter. On est prêts à accueillir toutes les voix de la société marocaine. Si le débat civilisé recule et disparaît, d’autres manières d’expression extrêmes surgissent, et c’est dangereux.

On reproche parfois au débat politique d’être l’otage de l’élitisme. Que faire pour impliquer le citoyen lambda?
Dans notre fondation, on s’ouvre sur le large public via les réseaux sociaux. Par exemple, lors des élections de 2021, nos activités suscitaient un grand intérêt. Certaines séquences vidéos de nos activités atteignaient 700.000 ou 800.000 vues chacune, notamment sur Tik Tok. Il faut juste privilégier le qualitatif. C’est comme cela qu’on peut créer un espace d’éducation politique pour des millions de citoyens. Je me rappelle de périodes de l’histoire du Maroc où la politique était très présente dans le quotidien des gens, comme à l’époque de la Koutla démocratique. Le contexte, les enjeux, les revendications, les classes sociales et les élites politiques ont changé depuis. C’est pour cela que nous encourageons le débat intéressant et attractif pour aller de l’avant, et pour se libérer des contradictions qui font que certaines parties restent toujours tiraillées entre le passé et le présent.

Que voulez-vous dire par cela?
Quand on justifie l’action du présent par des références du passé en disant que “untel faisait ceci, untel disait cela”, les morts commencent à contrôler les vivants. Cela est un grand problème.

C’est un reproche à certains courants…
La fondation conserve sa neutralité dans tous les sujets. Quand j’invite des personnalités politiques, c’est pour parler de ce qui se dit et non pas pour que ce soit moi qui dise, même si parfois j’ai mes propres avis sur certaines choses. Même le choix des sujets de débats est souvent justifié par l’actualité, et parfois on a la chance de discuter d’un thème quelques jours avant qu’il ne devienne le centre d’attention pour l’opinion publique. On a contribué récemment au débat sur la réforme de la Moudawana et du Code pénal, ou encore sur l’avenir de la gauche au Maroc en présence de Nabil Benabdallah et Nabila Mounib. Il y a aussi les chantiers de l’éducation, de la santé, les aides sociales, l’aide au logement qui sont très importants et qu’on ne peut pas ignorer. Il faut un débat ouvert et encadré qui rassure le citoyen sur ce qui se passe dans le champ politique.

Justement, les citoyens préfèrent se tourner vers les réseaux sociaux pour parler politique. Qu’en pensez-vous?
Les réseaux sociaux ont démocratisé la prise de parole pour tous. La société civile doit profiter de cela en l’utilisant dans ses missions.

Il faut aussi comprendre et accepter qu’il y a une violence et un mécontentement exprimés sur ces plateformes, puis essayer de comprendre ce qui s’y passe pour pouvoir évoluer d’une société de choc à une société d’échange constructif. Après le Hirak du Rif, Sa Majesté avait appelé les partis politiques à adopter une approche proactive et à être plus impliqués dans l’encadrement des citoyens. Cette dynamique doit être attractive. Cela viendra avec le temps et la pratique. Les partis ne doivent pas se limiter aux événements comme les élections. Il faut travailler sur le terrain pour contribuer à relever les grands défis à venir. Par exemple, au sein de notre fondation, nous avons organisé, jusqu’à ce jour, entre 300 et 400 rencontres politiques, ainsi que des centaines d’activités culturelles et académiques. Nous organisons le prix Mokhtar Soussi pour encourager la contribution des jeunes à la culture, et nous allons essayer d’instaurer un rendez-vous mensuel pour présenter et faire la promotion des productions académiques. On essaie d’aller chercher les intellectuels qui ont beaucoup reculé et disparu.

Comment expliquez-vous ce recul?
Comme on l’a déjà évoqué dans la question précédente, tout le monde prend la parole de nos jours, aidé par les outils technologiques. Beaucoup d’intellectuels ont préféré se retirer pour éviter tout ce bruit. C’est une erreur. L’intellectuel doit, par sa présence, nettoyer le terrain et favoriser la culture du sérieux, de la rigueur et du débat sain et civilisé. Nos intellectuels nous manquent. Je me rappelle que dans les années 1970 et 1980, l’Union des écrivains du Maroc était par exemple un important espace d’échange et de discussion, avec des noms brillants comme Abdelkarim Ghellab, Mohammed Berrada, pour ne citer que ceux-là. La culture était présente aussi dans les agissements au quotidien des jeunes. Dès qu’on obtenait notre bourse d’étudiant, on se précipitait sur les librairies, on parlait beaucoup culture. Tout cela nous manque aujourd’hui.

La jeunesse marocaine a changé depuis. Comment l’intéresser par la culture et le débat maintenant?
Il y a quatre ans, nous avons conclu des accords avec les jeunesses de partis dans le cadre d’un projet nommé “Des jeunes qui participent, des jeunes qui débattent”. Le but n’est pas de parler seulement de la participation citoyenne, des élections et autres sujets classiques. Nous parlons de choses qui intéressent nos jeunes maintenant comme l’intelligence artificielle, la religion, l’entrepreneuriat, l’emploi, etc. Ce sont des questions concrètes qui les impactent fortement. On essaie d’organiser des rencontres aussi enrichissantes qu’attractives pour les jeunes. Mais dans la jeunesse, il y aussi l’enfance. La situation de l’enfance est à mon avis le chantier le plus urgent dans notre pays.

Dans quel sens?
Au Maroc, beaucoup d’enfants, aussi bien en milieu urbain que rural, souffrent encore de nombreux problèmes. La déperdition scolaire qui touche chaque année 333.000 enfants, le travail illégal qui concerne 127.000 mineurs, la délinquance, ainsi que des centaines de milliers d’autres enfants en manque d’encadrement et de prise en charge. Au total, on a 13 millions d’enfants de moins de 17 ans dans notre pays. Il faut se poser la question: qu’avons-nous prévu pour eux? Car c’est à travers leur situation maintenant qu’on peut prévoir et imaginer le futur de notre pays. Il faut un grand travail de terrain accompagné d’une bonne gouvernance pour améliorer les choses. Au sein de la fondation, nous avons collaboré avec le ministère de l’Éducation et sa direction à Khémisset, et je me suis réuni avec plus de 300 directeurs d’école, ce qui nous a permis de réintégrer plus de 700 enfants à l’école. Pour conclure, je dirais qu’il faut qu’on se libère de notre individualisme, de notre égoïsme, de notre pessimisme pour garantir un avenir digne à ces enfants.

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